Antoine Volodine, la langue post-exotique ou l’échec des utopies

Tous les matins je réfléchis à des problèmes de lexicographie […]. On a en soi des raisons essentielles de dégoût et on les fait taire sous une couche de détails affreusement secondaires.
—Antoine Volodine, Le Nom des Singes.

Au confluent de l’utopie, du fantastique et de la science-fiction, l’œuvre d’Antoine Volodine, dont la langue cultive l’esquive et l’ambiguïté, défie les catégorisations comme elle joue du langage, à travers une onomastique singulière où se mêlent des influences linguistiques et intertextuelles cosmopolites, pour plonger le lecteur dans un monde à la fois étrange et familier.

Fruit des atrocités de l’histoire du XXe siècle et de la faillite des révolutions, cette œuvre, profondément dysphorique, met en scène dans un décor cauchemardesque des protagonistes que leur auteur explique « mus par des idéologies radicales et confrontés à la disparition des conditions permettant à l’utopie généreuse de se concrétiser »1, mais matérialise pourtant, paradoxalement, l’utopie dont elle dit l’échec, en échafaudant depuis près de vingt ans une « littérature des poubelles » baptisée du nom de post-exotisme, dont les modalités sont les suivantes :

Disons que sous ma signature, comprise comme celle d’un prête-nom, paraissent les ouvrages de plusieurs écrivains anonymes –les sur-narrateurs– qui appartiennent à un même mouvement de pensée –l’utopie extrémiste. Ces sur-narrateurs partagent le même destin: la défaite physique après l’action révolutionnaire, la défaite morale, l’oubli, la mort, l’emprisonnement. Ces textes sont écrits pour des lecteurs considérés comme complices. Ils sont écrits ou dits, récités, murmurés, depuis un monde clos. Les sur-narrateurs racontent des histoires et, quelque part dans le tissu romanesque, ils font passer quelque chose de leur culture de marge et de révolte. En mettant en scène des personnages, ils exposent leur propre imaginaire et leur mémoire, et leurs hantises.2

La littérature post-exotique est donc au service de l’idéologie égalitariste en tant qu’elle transmet ses valeurs au lecteur, qu’elle entend «démanipuler», mais elle fait plus encore. En donnant la parole à ceux qui en sont privés, en se définissant comme œuvre collective et anonyme, sapant ce faisant la notion d’auteur, il semblerait bien qu’elle réalise cette utopie dont elle constitue le dernier bastion3. Plus qu’une tentative de donner à voir pour susciter la réaction, plus qu’une «posture militante», elle est ainsi ce qui fait advenir l’utopie, le seul lieu qui puisse encore l’abriter. Dès lors que, pour Antoine Volodine, «le post-exotisme, c’est, concrètement, écrire des livres qui surgissent comme d’une langue étrangère, mais sans référence à une terre situable sur la carte»4, la question du rapport dans l’œuvre de la langue à l’utopie se pose d’elle-même avec acuité.

La lecture du Nom des Singes, dont les protagonistes gravitent autour d’un mystérieux «dictionnaire de langue internationaliste» et nourrissent eux-mêmes un projet utopique, paraît tout indiquée pour y répondre5. Fabian Golpiez, combattant révolutionnaire vaincu qui n’en prémédite pas moins de fonder une communauté égalitariste avec le démobilisé Gutierrez, a trouvé le moyen d’échapper aux interrogatoires de la sécurité politique en se soumettant à ceux du psychiatre Gonçalves. Ces entretiens étranges où rêves et souvenirs se confondent, et où les rôles s’inversent parfois, se déroulent dans le cabinet d’un dentiste qui travaillait à l’élaboration d’un «dictionnaire de langue internationaliste». Les listes de mots qui couvrent les feuillets qu’il a laissés –et qui finiront abandonnés à la garde des singes dont ils recensent les noms– prennent entre les deux hommes une dimension occulte, et l’on s’aperçoit que cette langue étrangère dont parle Antoine Volodine, si elle réside évidemment dans l’inventivité lexicale qui caractérise à la fois la diégèse et le travail de formalisation du projet littéraire, consiste aussi en l’étrangeté d’une langue que son imperfection rend impossible à maîtriser, d’une langue trompeuse qui échoue à dire le monde et a fortiori à le changer, d’une langue que, pour finir, on étrangise, selon la technique de combat qui consiste à s’approprier la force de l’adversaire pour la retourner contre lui.


Écrire en français une langue étrangère

«Écrire des livres qui surgissent comme d’une langue étrangère», qu’est-ce à dire? Tant par le vocabulaire que par la syntaxe, la langue est le reflet de la culture et de la société à laquelle elle appartient –le signe principal d’une nationalité, disait Michelet. Elle prend, en tant que telle, chez Antoine Volodine, une dimension tout à fait particulière:

Pour simplifier, on peut dire que dès l’origine mes romans ont été étrangers à la réalité littéraire française. Ils forment un objet littéraire publié en langue française, mais pensé en une langue extérieure au français, indistincte quant à sa nationalité. Une langue non rattachée à une aire géographique déterminée, et clairement «étrangère», puisqu’elle ne véhicule pas la culture et les traditions du monde français ou francophone.6

Plus qu’un simple instrument de communication, la langue est appréhendée comme un héritage culturel, un territoire. Un territoire international, est-il affirmé contre tous les chauvinismes, mais qui n’en demeure pas moins territoire, avec ce que cela implique: des institutions, une histoire, des populations, un drapeau… et une littérature. À partir de là, pour l’écrivain, s’employer à aliéner la langue dans laquelle il écrit suppose un travail tant sur les mots que sur les procédés fictionnels: la démarche volodinienne, inextricablement politique et littéraire à la fois, impose au fonctionnement de la langue post-exotique une double détermination constante.

Anton Breughel, Iakoub Khadjbakiro, Maria Schrag, Fabian Golpiez… Cette langue se caractérise d’abord sans doute par la musicalité des amalgames improbables formant les noms des personnages qui peuplent la fiction. Fruits d’une volonté d’effacer les appartenances nationales, ces noms multiples que leur richesse sonore foisonnante et leur nombre font résonner longtemps à l’oreille trouvent un écho dans la langue internationaliste du Nom des Singes, cette langue indienne à laquelle il est essentiellement fait recours dans la désignation des espèces animales et végétales et qui se présente comme l’alternative obligée à la langue impérialiste. Une langue plus juste, plus précise dans la désignation que la langue adverse, ignorante du vocabulaire de la forêt, mais qui, en réponse à la suprématie de celle-ci, écrase elle aussi toutes les appartenances ethniques, où l’on peut voir les réminiscences du rêve d’une langue universelle, pré-babélique, à l’œuvre dans nombre d’utopies7. Cette inventivité lexicale n’est pas l’apanage des seuls noms que portent les protagonistes, elle concerne également ceux des récits qu’ils écrivent: «ils parlent une langue étrangère au monde réel, ils recourent à des formes littéraires étrangères à la littérature du monde contemporain, ils s’expriment en inventant des formes décalées de roman: des romances, des Shaggas, des entrevoûtes, des narrats.8»

Le caractère cosmopolite de l’onomastique n’est que le versant le plus obvie de la création langagière post-exotique, laquelle se manifeste aussi dans le domaine des noms communs, où elle résulte du fossé séparant les personnages qui la mettent en œuvre du monde du «dehors»9. Ainsi, le terme «non-existence», qui apparaît dès l’incipit du Nom des Singes dans la bouche du psychiatre Gonçalves reprenant à l’ordre son patient Fabian Golpiez10, est-il particulièrement caractéristique du post-exotisme, en tant qu’il qualifie l’état de ses sur-narrateurs immanquablement déjà morts et, plus profondément peut-être, ces histoires de fin du monde que sont toujours, de manière plus ou moins patente, les récits volodiniens. En conciliant vie et mort, il illustre la règle de non-opposition des contraires propre au post-exotisme, en même temps que l’importante influence du Bardo Thödol sur le système.

Le syntagme non intranquille (NS, p. 53) porte quant à lui la double négation à son comble: en donnant au substantif créé par Pessoa un pendant adjectival, en lui adjoignant l’adverbe non, il supprime tout bonnement du lexique post-exotique l’adjectif tranquille auquel il se substitue, ce qui, sans doute, revient à faire de l’intranquilité la forme non-marquée. On observe un phénomène similaire avec l’emploi de l’expression non-lugubre (NS, p. 186), où la langue semble avoir perdu l’usage des vocables positifs susceptibles d’exprimer la même idée. Mais le plus manifestement étrange est ce verbe indien suruquer qui signifie l’acte sexuel, sans rapport aucun avec la langue dans laquelle il s’immisce. Sans doute parce que les relations entre les êtres dans l’univers post-exotique n’ont rien de commun avec celles que nous, lecteurs, connaissons dans la réalité qui est la nôtre.

Ainsi la langue post-exotique reflète-t-elle la mutation des narrateurs qui en usent, et du monde dans lequel ils évoluent. À moins, évidemment, qu’elle ne la crée…

Si, dans la vie, la langue reflète la culture dont elle émane, en matière de fiction le processus est inverse: dès lors que le langage constitue la seule réalité, il devient possible d’écrire en français une langue étrangère, en désancrant les noms, mais aussi les lieux et le temps.

À partir du moment où la langue, pour Antoine Volodine, est un territoire, le pays imaginaire, décrit non pas comme une hypothèse à vérifier ou un idéal à atteindre mais comme un pays déjà existant, se fait l’incarnation de cette langue étrangère à laquelle l’écrivain aspire. Il est la concrétisation du désir égalitariste dans sa volonté de suppression des nationalismes : en tant qu’il efface les repères géographique et historique, en tant qu’il peut accueillir une société régie par d’autres lois (en particulier cette non-opposition des contraires revendiquée par le post-exotisme, qui donne naissance à un univers onirique basculant parfois dans le fantastique), en tant qu’il est déjà un résultat. Le langage n’est plus au service de l’utopie, il se confond avec elle, car dans ce système, Antoine Volodine y insiste, on «existe à travers le texte qui est soit écrit, soit dit, soit monologué mentalement11». De nature chamanique, le post-exotisme trouve son fondement dans le pouvoir incantatoire des mots, tandis que l’écrivain renoue pleinement avec le verbe créateur au fondement de sa pratique. La présence récurrente des poupées de chiffons –celle qui donnera naissance à Will Scheidmann dans Des Anges Mineurs, les «fous» de Breughel dans Nuit blanche en Balkhyrie–, met ainsi en abyme la relation unissant Antoine Volodine et ses sur-narrateurs, en même temps qu’elle confère à la litanie des noms des personnages une autre dimension. Nommer c’est donner vie. Mieux, nommer c’est dire les possibles, si l’on en croit les dernières pages du Nom des singes, où la voix de Gonçalves accompagnant Golpiez dans la mort exhorte: «Donnez d’autres noms encore ! Sans relâche nommez et nommez!… Dressez la liste des possibles!» (NS p. 226). C’est là que se rejoignent la fiction et l’utopie, qui ont en commun cette particularité de n’exister que lorsqu’elles sont dites.


Les mots, comme le reste, détruisent

«Écrire des livres qui surgissent comme d’une langue étrangère, mais sans référence à une terre situable sur la carte», c’est, certes, écrire des livres en provenance d’un ailleurs non assignable, mais c’est peut-être aussi écrire des livres qui puisent leur source dans l’étrangeté fondamentale de la langue, la langue étrangère étant alors cette langue qui cesse d’être familière parce qu’on ne la maîtrise jamais tout à fait.

On a trop longtemps cru que parler tissait quelque chose d’utile sur la réalité, dans quoi on pouvait s’envelopper ou se cacher, quelque chose de protecteur. Parler ou écrire. Mais non. S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent12.

La langue faillit parce qu’elle est impropre à désigner la chose dans sa particularité. Ainsi «nous savons tous qu’il est hasardeux d’analyser la production post-exotique quand on emploie les termes que la critique littéraire officielle a conçus pour autopsier les cadavres textuels dont elle peuple ses morgues.13» Apposés comme des étiquettes, les mots sclérosent l’objet qu’ils désignent, c’est la raison pour laquelle l’étude du post-exotisme nécessite des vocables spécifiques, que son auteur s’est mis en devoir de nous fournir dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Mais la langue trompe aussi en tant qu’elle constitue un signe distinctif qui trahit l’appartenance ethnique et politique de celui qui l’emploie, au point qu’avec un peu d’habileté, il pourrait presque s’abuser lui-même, comme en témoigne cette réflexion formulée par Golpiez dans un moment de répit:

«Mentalement je révisais la liste des arbres qui surplombaient la cour. Je me sentais si ému que j’avais besoin de me prouver à moi-même que ma véritable nature était indienne, que les Jucapiras étaient Indiens et connaissaient la langue générale, je regardais les arbres majestueux et je les nommais, des timbauvas, des atiribas, des muchuris, des jipis, des biratingas, des matambus, des iauacanos, des jarguamurus, des sucuúbas, des sucuubaranas.» (NS, p. 39-40.)

Le Nom des Singes nous donne à voir le personnage aux prises avec différents interlocuteurs –à commencer par le psychiatre Gonçalves– qui n’ont de cesse de le faire parler. Si le genre de l’interrogatoire réclame que soient divulgués des noms, c’est habituellement de noms de personnes dont il s’agit, car derrière chaque nom se cache un coupable potentiel. Or, les listes de vocables indiens qui sont attendues de Golpiez –du nom des arbres au nom des singes– si elles révèlent une identité, révèlent bien plutôt la sienne. Le mot juste n’est plus forcément le mot adéquat à la chose, il est celui qui transmettra le message politique choisi.

À ces manquements s’ajoute un grief plus grave encore pour l’utopiste: non seulement les mots échouent à dire le monde, mais ils échouent à le changer. Parce que la parole s’oppose à l’action, impliquant une certaine forme de passivité qui confine à la complicité, et parce qu’en matière de causes révolutionnaires, il est facile de se payer de mots, cette conversation entre Gonçalves, Golpiez et sa compagne le dit assez:

—«Ils suruquaient encore, à l’époque? Maria Gabriela et lui? m’informai-je.
—Je ne sais pas, dit Golpiez.
—Mais si, tu sais, Fabianito, murmura Manda. Cela te rendait malade. Tu te démenais dans la révolution avec des attitudes révolutionnaires, mais c’était cette idée avant tout qui t’obsédait.» (NS, p. 217, nous soulignons14)

Mais surtout, comment, après le XXe siècle, parler la langue de l’utopiste en conscience?

Cette trahison primordiale de la langue, qui trompe celui qui la met en œuvre tantôt en révélant son identité, et tantôt en lui permettant de se cacher la vérité, est redoublée par celle de la fiction, laquelle s’oppose – au même titre que les mots dont elle est tissée – à l’action, la dimension mensongère en plus15. L’écrivain est peut-être plus susceptible que n’importe qui d’autre de se laisser bercer par les belles paroles qu’il profère.

Cependant que l’acte de narrer apparaît dénué de toute portée conative, la fiction va encore à l’encontre du projet volodinien dans la mesure où elle se révèle, comme les travaux d’Umberto Eco le mettent en lumière, un lieu de sécurisation ontologique. En tant que telle, elle répond à l’attente de la plupart des lecteurs soucieux de ne pas être dérangés dans leur confort, et réconforte les autres, tandis que le post-exotisme rejette toute idée de connivence avec le lecteur qu’il entend démanipuler, allant jusqu’à créer des formes nouvelles par pure malveillance envers lui. Conséquence de ce qui précède, la fiction partage en outre avec la révolution ce travers, contraire à l’égalitarisme, de faire des héros : le protagoniste du récit n’est-il pas communément considéré comme le «héros de l’histoire»? Il n’est pas anodin que, parmi les caractéristiques fondamentales de l’utopie à laquelle rêvent Golpiez et Gutierrez, l’absence de héros figure en bonne place. Enfin le recours obligé à la fiction, par la propension de celle-ci à donner du sens à ce qu’elle dépeint, associée à sa vocation esthétique, se heurte à l’impossibilité d’écrire après la Shoah. Impossibilité de dire l’horreur, –de la convoquer à nouveau, de la formuler– impossibilité de l’écrire: «Alto solo est un livre que Iakoub Khadjbakiro refuse d’écrire, explique Antoine Volodine, car il ne veut pas faire de la littérature avec une description d’humiliation et de carnage. Il ne veut pas rassembler ses dernières forces pour répéter, sous forme d’objet d’art, l’ignominie qui l’a mutilé et qui a coûté la vie à la femme qu’il aime16

Quand l’objet dit constitue un tabou, l’acte de dire une injure et que seul le langage pourtant peut encore faire advenir l’utopie…


Pratiquer la littérature à la manière d’un art martial

Si «l’écriture, quel que soit le sujet du livre, devient une posture militante, un geste de combat contre le monde ennemi», elle est en même temps combat contre la langue qui l’abrite, contre la littérature dans laquelle elle s’inscrit. La profession de foi de Biographie comparée de Jorian Murgrave résonne alors différemment : souhaiter « pratiquer la littérature à la manière d’un art martial, en s’engageant complètement dans chaque livre, comme s’il devait être le dernier avant la mort...17», n’est-ce pas aussi adopter la technique de lutte qui consiste à utiliser la force de l’adversaire pour la transformer, plutôt que de s’y opposer ? La langue étrangère serait alors celle qu’on étrangise pour la faire sienne.

Si parler revient à trahir et que l’interrogatoire interdit de se taire, ne reste qu’à mentir.

En recourant au mensonge pour user de cette langue qui ne dit jamais le réel, je rétablis, d’une certaine manière, la vérité, car je ne suis pas dupe. C’est parce que le langage trompe qu’il faut recourir à la fiction mensongère, qu’il faut adopter une langue qui le soit. La dissimulation et la déformation, comme imposées par la dimension politique de l’œuvre et le statut de victimes marginales de ses narrateurs, vont devenir des atouts dont le post-exotisme pourra user pour se construire en tant que projet littéraire.

Dans le livre alors s’épanouissent deux familles de mensonges: celle des mensonges à l’inquisiteur, et celle, plus intime, plus onirique, des mensonges qui s’attaquent à la mémoire individuelle et collective pour la métamorphoser et en faire un lieu d’accueil18.

La première famille de mensonges, adressée aussi bien à l’individu qui mène l’interrogatoire qu’à celui qui lit le texte –qui en fait une «manipulation malveillante»– est de nature défensive:

C’est [en raison de cette «manipulation malveillante» que] le post-exotisme si facilement suit les sinuosités et les ruptures d’un interrogatoire de police. Des précautions sont prises, en particulier le cryptage des noms et des actions, ainsi qu’une esquive narrative consistant à ne pas raconter ce qu’exigerait la logique fictionnelle, à bavarder d’une façon fallacieuse, à parler beaucoup uniquement pour gagner du temps, à parler d’autre chose19.

Dans Le Nom des Singes, il va s’agir surtout, pour Golpiez à qui l’on réclame des listes de vocabulaire afin de le mettre à l’épreuve, de nommer autre chose. Les mots appris dans le dictionnaire de langue internationaliste, dont la mauvaise connaissance est préjudiciable au personnage, deviennent pour lui autant de moyens de diversion20. En même temps, ils constituent une première réponse à l’impossibilité de dire l’horreur; ainsi, raconte Golpiez, après les massacres, «les interrogés se montraient peu coopératifs. Contre toute évidence ils niaient avoir assisté à quoi que ce fût de notable, ou encore ils livraient des renseignements secondaires, nommant par exemple les herbes dans lesquelles les corps déchiquetés avaient rampé […].» (NS p. 218) Tout en évoquant l’indicible par le biais de la synecdoque, la nomination de l’insignifiant détourne de l’essentiel.

L’insuffisance du langage va quant à elle être employée pour faire barrage à la folie: les mots masquant ce qu’ils désignent, ils peuvent aussi, d’une certaine manière, en atténuer l’impact. Ainsi Golpiez intime-t-il l’ordre de parler au psychiatre, qui vient d’être interrogé pendant deux jours par la police:

« Vous feriez mieux de vous débarrasser de ces images, conseillai-je. Vous feriez mieux de cacher ces images sous des mots. [...] Ne ruminez plus en silence! criai-je. Hurlez ces choses! Les cuisines, le soleil horrible! Le dépeçage du crocodile! Hurlez pour vous laver du sang!… Que rien n’adhère!…» (NS, p. 176-177, nous soulignons.)

Puisqu’elle met aussi des mots sur les images, l’écriture apparaît alors, au même titre que la psychothérapie, comme une arme de défense contre le traumatisme. La parole, d’infligée devient salutaire. Comme on divulgue des noms sous la torture, on nomme aussi pour ne pas mourir21.

Donnée comme forme génétique de son travail par Antoine Volodine, la structure de l’interrogatoire commande à l’interrogé, acculé dans l’impasse du présent, la seconde famille de mensonges, cette fois-ci de nature offensive. Dès lors que l’utopie n’est pas –n’est plus– à venir, dès lors que le présent est condamné, quelle possibilité reste-t-il outre la résignation? La réécriture du passé22: il va sans dire que la réponse vaut tant pour l’auteur que pour ses personnages. En refusant le futur propre à la prospective, en se distinguant du présent, qui indique assez, en matière utopique, qu’il est un irréel, la fiction s’émancipe des contingences du genre et confère à la narration le pouvoir de transformation du monde dont elle était dépourvue: elle ne saurait manquer son but puisqu’elle le présente comme atteint. Elle n’est pas dupe non plus du mirage utopique, puisque l’utopie dont elle fait état n’est jamais qu’une utopie de la défaite; la langue post-exotique ne connaît pas de prescriptions, pas de règles, pas d’exemples. Quant au problème du héros, il est résolu par le recours aux hétéronymes: la mort des sur-narrateurs, apparaissant comme «le seul mensonge littéraire acceptable»23 et la confusion de leurs récits mêlant souvenirs et inventions assurent une circulation de la voix qui brouille les identités tout en refusant au lecteur-inquisiteur le sens qu’il est venu chercher. Le système post-exotique fait ainsi advenir l’utopie en détournant chacun des procédés fictionnels qui l’entravaient, tout comme Le Nom des Singes n’aura de cesse de mettre en lumière les ressorts de la narration. Pour ne citer que quelques-uns des commentaires de Gonçalves qui ponctuent le discours de son patient:

«Cessez de vous épancher à la première personne. Vous allez me modifier ça en vitesse.», «Narrez!» (NS, p.10)

«Synthétisez, Golpiez, soupira Gonçalves. On a suivi, pas besoin de nous assommer avec du superflu» (NS, p.14)

«Pas de littérature, dit Gonçalves, vos bourgeonnements stylistiques m’indisposent.» (NS, p.20)

«Fournissez-nous de l’anecdote, Golpiez. L’intérêt sans l’anecdote s’émousse.» (NS, p.24)

«Ça va, Golpiez. Et les lueurs de bronze glauque sur l’ensemble. Compris pour le décor. Maintenant les personnages. Votre Manda, votre Gutierrez, ensuite les autres.» (NS, p.43)

Comment ne pas se figurer, dans ces injonctions du lecteur représenté, le dialogue de l’écrivain avec lui-même? Donner à entendre la petite voix qui le guide dans l’écriture étant une manière de ne pas s’y soumettre complètement, de la maintenir à distance.

On peut rapprocher cette image du « petit théâtre de main » qui survient à trois reprises dans le roman(ce). À voir la dernière représentation, qui clôt pratiquement la narration et où le psychiatre fait patienter les araignées tandis que Gutierrez leur adresse une harangue utopiste d’agonisant24, on s’aperçoit que c’est ce vers quoi tend la langue post-exotique, qui invente ainsi une manière silencieuse pour dire ce qui doit être dit et ne peut l’être. Le mime, ce geste qui re-produit par un récit sans mot, est beaucoup plus proche de l’accomplissement que le langage qui ne fait qu’évoquer ; dans le mime, comme dans les livres d’Antoine Volodine, un seul personnage joue tous les rôles, et il devient difficile de discerner les identités. Dans le mime, comme dans les livres d’Antoine Volodine, les contours des lieux sont imprécis. Dans le mime, comme dans les livres d’Antoine Volodine, le futur est impossible à représenter, et l’on ne sait jamais si ce qui est montré est présent ou passé, a réellement eu lieu ou non. Ce théâtre de la main, n’est-ce pas l’édifice post-exotique que trace la plume de l’auteur, imitant l’utopie réalisée?

À sa manière, l’œuvre volodinienne est quête de la langue parfaite : une langue absolument étrangère qui réalise l’utopie égalitariste en gommant les appartenances culturelles et géographiques. Confrontée aux déficiences de celle qu’elle met en œuvre, à sa fondamentale étrangeté, elle s’emploie à utiliser ces déficiences pour la combattre. La langue se fait alors mensongère pour engendrer la vie et la préserver, se fait chamane pour donner corps à l’idée révolutionnaire, la faire vivre par l’imitation, quand bien même il faut, pour cela, faire les questions et les réponses… Devant la nécessité contradictoire de dire l’indicible aux uns en le taisant aux autres, elle a tendance à perdre sa fonction fondamentale de communication, pour en acquérir d’autres, qui la subvertissent : dans Le Nom des Singes, on nomme pour cacher, pour ne pas mourir, pour faire advenir.

Empruntant une fois de plus à l’interrogatoire ses mécanismes, Antoine Volodine questionne ainsi le langage, la littérature, auxquelles il fait dire leurs insuffisances, pour produire une réponse adaptée : le post-exotisme. Ce faisant, il renoue avec la conception platonicienne de la fiction, non seulement parce qu’il reproche à la fiction sa dimension mensongère, mais parce qu’en l’exploitant pour faire œuvre politique, il témoigne que l’écrivain est bel et bien ce montreur de simulacres redoutable que Socrate voyait en lui.

 

[version revue et corrigée, mai 2008] 


Notes

1 « L’écriture, une posture militante », propos recueillis par Philippe Savary dans Le Matricule des anges, no 20, juillet-août 1997, pp. 18-21.

2 Ibid. (nous soulignons).

3 « Nous avions fini par comprendre que le système concentrationnaire où nous étions cadenassés était l’ultime redoute imprenable de l’utopie égalitariste, le seul espace terrestre dont les habitants fussent encore en lutte pour une variante de paradis. » Antoine volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris : Gallimard, « nrf », 1998, p. 65.

4 « Volodine, la musique des anges », propos recueillis par Alain Nicolas dans L’Humanité, le 07 octobre 1999.

5 Antoine Volodine, Le Nom des Singes, Paris : Éditions de Minuit, 1994 (sera désormais noté NS).

6 « Écrire en français une littérature étrangère », Chaoïd No 6, automne-hiver 2002, p. 53 en ligne : http://www.chaoid.com/numero06/index.html

7 La bibliographie – fictionnelle – du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze fait d’ailleurs mention de l’ouvrage suivant : Les Intersections dans la langue d’avant Babel, leçon, Hans-Jürgen Pizarro, 2002.

8 Antoine Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », art. cit., p. 55.

9 « nous nous sentions étrangers aux populations humaines que nous cotoyions lors de nos voyages […]. Lorsque les échos des massacres nationalistes ou les chiffres de la pauvreté ou autres ignominies nous parvenaient, et il en arrivait sans cesse, nous devions les traduire dans nos propres images et métaphore xénolittéraires pour les supporter et les comprendre. De nouveaux vocables furent élaborés par les derniers porte-parole pour éclairer cette subtile modification de notre humeur, de nos points de vue et de nos goûts […] » Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op.cit., pp. 71-72, nous soulignons.

10 « Vous savez bien que pour nous la mort n’a aucune réalité. L’inexistence primitive, oui. La boue oui. Mais pas la mort. » NS, p. 9.

11 « Entretien avec Antoine Volodine », Propos recueillis par Jean-Christophe Millois dans la revue Prétexte n°16, printemps 1998, pp. 39-45, nous soulignons.

12 Le Port intérieur, cité par Jean-Christophe Millois, ibid.

13 Antoine volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op. cit., p. 59.

14 Cette autre réflexion de Golpiez va dans le même sens : « Tout bien considéré, les fusillades de Mapiaupi n’étaient pas pour moi un si mauvais souvenir. Elles m’avaient permis de quitter le monde en martyr et d’échapper, au bon moment, à la justice du Drapeau » (NS, p. 134, nous soulignons), où le syntagme « quitter le monde en martyr » fait entendre l’écho dialogique (au sens bakhtinien du terme) d’une tendance à valoriser certaines postures considérées comme exemplaires à travers unes série d’expressions consacrées, au dépend de toute autre considération.

15 « Le narrateur [post-exotique] est préoccupé par sa relation avec le mensonge littéraire. Il se trouve en conflit avec la narration, d’une part parce que la fiction souvent l’amène à épouser étroitement un destin tragique, d’autre part parce que l’idée même de narration, trop peu efficace pour métamorphoser le réel, le répugne […] » Antoine volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op. cit., p. 38.

16 Antoine volodine, Prétexte, art.cit.

17 Ibid, nous soulignons.

18 Ibid.

19 Antoine volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op.cit , p. 42, nous soulignons.

20 Les deux passages suivants en témoignent : « Golpiez énonça des banalités sur la végétation. Je lui secouai l’épaule. Assez, Golpiez ! criai-je. [C’est Golpiez qui narre] » et « Il lui arrivait de s’enthousiasmer alors et de polir au-dessus de l’eau le début du discours qu’il prévoyait de faire aux Jabaanas et aux Cocambos le jour où la commune serait fondée. […] Je lui répondais. J’étoffais notre débat politique avec des énumérations dont le thème était la végétation, la faune. Gutierrez se rendormait. Il vomissait et se rendormait. » (NS, respectivement p. 216 et p. 229, nous soulignons.)

21 « Pour mes personnages, parler suscite un événement concret : l’apparition du livre que leurs mots emplissent. S’exprimer vise deux objectifs immédiats : d’abord, sauver sa peau (tant que le livre se déroule, vie et mort s’équivalent littérairement, et donc l’existence perdure) ; ensuite, modifier le réel (puisqu’on a échoué à l’améliorer par ses actes). L’enjeu de l’écriture est ici physique, on est dans le domaine du combat contre l’anéantissement. Ce qui est à assouvir n’est pas une passion d’artiste, mais l’exigence d’un guerrier très, très menacé. » Antoine volodine, Prétexte, art. cit.

22 « Seul le passé, seule la mémoire du passé possèdent encore une dynamique, et c’est cela qu’exploite le personnage interrogé, qui endosse, sous la pression de l’échec et de la douleur, le statut de narrateur. Cet homme ou cette femme sans avenir essaient de combattre l’horreur du présent en inventant un présent fictif (comme Moldscher dans Rituel du mépris ou Breughel dans Le Port intérieur), mais, surtout, ils construisent mentalement, et oralement, et théâtralement, un passé modifié, un passé d’images et de souvenirs qui devient un ultime refuge. » Antoine volodine, Prétexte, art. cit.

23 Antoine volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, op.cit, p. 39.

24 « Je faisais patienter notre public, avec les doigts je théâtralisais ce qui convenait le mieux à la situation, je mimais une manière égalitariste de remuer les pattes, de se tapir et d’attendre. » (NS, p. 239).