Boris Vian, l’enfance de l’écriture

Au défaut de sérieux de l’auteur, redoublé par le refus de l’âge adulte de ses personnages, l’œuvre vianesque doit sans doute sa situation ambiguë dans le champ des lettres françaises, où elle apparaît comme une sorte de classique pour adolescents. Sans que l’on se soit jamais véritablement interrogé, semble-t-il, sur ce dont procède l’esprit d’enfance que chacun s’accorde à lui reconnaître1, il est pourtant manifeste que ce qui séduit un tel public et continue de nous séduire dans l’écriture de Vian dépasse largement une telle réception.

S’étant un jour entendu demander s’il n’était pas indigne pour un Satrape de laisser publier une photo de lui enfant nu, Boris Vian répondit:

Que non pas !... Pour moi les enfants n’existent pas. Les enfants sont des états transitoires de l’adulte, des états intermédiaires qui sont par conséquent presque virtuels. Par conséquent, la photo que l’on a publiée de moi assis tout nu dans un petit fauteuil d’osier est une photo d’un objet virtuel, puisqu’il a cessé d’exister depuis longtemps, c’est en somme la photo d’un fantôme… et la photo d’un fantôme ne saurait choquer personne2.

À leur façon, ces propos en apparence anodins échangés avec un animateur de radio permettent de rendre compte de cette singularité de l’œuvre en ce que qualifier les enfants de fantômes constitue bien le meilleur moyen de leur substituer l’esprit d’enfance précédemment évoqué. Si les enfants se voient dénier l’existence en tant qu’ils appartiennent au passé, le recours au spectre sort l’enfance de ce passé disparu pour en faire ce qui, intempestivement, vous hante. De fait, l’âge dans lequel l’écriture paraît puiser sa source n’est nullement cette époque révolue que nombre d’écrivains tentent de reconquérir par la mémoire, mais bien plutôt le moyen de l’écriture elle-même, ce par quoi elle advient au présent. Il s’agira donc ici de rendre compte de ce déplacement, pour montrer que cette œuvre que l’on juge volontiers adolescente est en réalité l’œuvre de l’enfance, non parce qu’elle parle de l’enfance mais parce qu’elle est travaillée par elle.

La rupture qui s’opère entre Vercoquin et le plancton et le reste de la production romanesque témoigne de ce déplacement. Il n’est pas anodin en effet qu’à la victoire explosive du principe de plaisir dans le premier succède sa mise en échec dans les livres suivants. Si l’insolence provocatrice des jeunes zazous faisant sauter la baraque pour fêter leur majorité est bien celle de l’adolescence3, ce n’est pas tant la jeunesse qui caractérise les protagonistes des romans ultérieurs de Vian qu’une enfantine et ravageuse candeur: leur langage, leurs jeux, leur égocentrisme en attestent. Quand l’adolescence incarne naturellement le conflit qui oppose l’enfance au monde adulte, en tant qu’elle constitue le point de passage et de confrontation entre les deux, l’enfance qui de la sorte vient s’y substituer dans le texte vianesque est insolite: elle confère à la rencontre des deux âges quelque chose de disproportionné et de monstrueux qui inscrit ces personnages dans la fratrie des enfants terribles de Roger Vitrac et de Günter Grass, bien plutôt que dans celle du Grand Meaulnes4. C’est cette anomalie dont on se propose ici de faire lecture pour tâcher de comprendre comment l’enfance informe l’écriture, en considérant tour à tour la manière dont elle en constitue la destination, l’origine et le principe même.

Un conte de fées à l’usage des moyennes personnes?

L’écriture de Vian apparaît d’abord comme une écriture pour adolescents. Qu’est-ce à dire ? Décrivant le succès tardif de L’Écume des jours, le biographe Philippe Boggio écrit:

Roman de la perte de l’innocence, de l’impuissance de l’amour face aux coups du sort, roman de la passion d’avant-mariage, roman sur la fragilité des âmes pures face à l’hostilité générale. Roman au pathétique de diamant. Des centaines de milliers de jeunes lecteurs pleureront Chloé, Colin et la souris, pendant des décennies, comme on pleure sur soi le matin où l’on se réveille adulte, résigné et battu d’avance.5.

Devant un tel tableau, deux constats s’imposent. D’une part, l’œuvre vianesque est considérée comme une œuvre pour adolescents car c’est d’abord, indéniablement, de la jeunesse qu’elle emporte les suffrages – par un phénomène d’identification semble-t-il ; d’autre part, l’auréole de pureté innocente dont la nimbe le refus de ce que l’on tient communément pour une compromission avec la réalité l’expose à l’accusation de mièvrerie: la candeur résiste mal à la paraphrase.

Tant et si bien que, comptant parmi les quelques incontournables enseignés dans les collèges, l’œuvre reste bien souvent attachée à cet âge. L’insoumission dont elle est porteuse apparaît dès lors circonscrite et intégrée par l’institution, comme partie prenante d’un rite initiatique qui l’expulse aisément au moment où l’inévitable passage s’accomplit: une fois l’adolescence révolue, on ne lit plus Boris Vian. Ce que met en cause cette vision de l’œuvre comme hymne à l’innocence et que reconduit l’inscription temporelle dans l’adolescence par laquelle on la quitte, c’est donc d’une certaine manière le motif récurrent du pays perdu, ce lieu merveilleux soupçonné ou entr’aperçu jadis et que l’homme mûr, à l’instar du héros d’Alain-Fournier, n’a de cesse de retrouver dans une quête « d’un degré de perfection et de pureté qu’[il] n’atteindr[a] jamais plus6». Cette magie de l’enfance est certainement présente dans l’œuvre romanesque de Vian – les trumeaux de L’Arrache-cœur ne sont pas sans évoquer Peter Pan par leurs jeux. Mais, de même que le Domaine sans Nom du Grand Meaulnes se révèlera n’être qu’un manoir agonisant, de même l’enfance ainsi rêvée apparaît prisonnière d’un passé qui en garde jalousement l’accès. Chez Vian cependant, c’est tout l’univers fictionnel qui se trouve marqué du sceau de l’enfance: Joël, Noël et Citroën ne se laissent pas si facilement mettre en cage. Et peut-être d’ailleurs est-ce bien plutôt à l’enfant qu’à l’adolescent que l’œuvre s’adresse en premier lieu. Ainsi Alain Costes a-t-il pu écrire que « Vian raconte ses histoires à des enfants. Pour exclure les parents de l’espace littéraire dont il a besoin – la chambre des enfants – il leur demande d’écouter à la porte »7. Au-delà de l’approche psychanalytique dont procède cette lecture, il est patent que la logique étrange qui gouverne la destinée des personnages et régit leur univers requiert du lecteur la mise en œuvre de modes de raisonnement qui sont ceux du premier âge bien plutôt que de l’adolescence.

C’est, a-t-on dit, par l’identification que l’engouement de la jeunesse pour l’œuvre est généralement expliqué. L’écriture vianesque apparaît donc comme une écriture pour adolescents non seulement au regard de son public de prédilection, mais encore de sa distribution. Il est vrai que les romans de Vian mettent toujours en scène un certain refus de l’âge adulte dont l’inadaptation des protagonistes est la manifestation exemplaire:

Vian, c’est l’arrachement douloureux à l’enfance. Tous ses héros […] manquent leur passage à l’âge adulte ; ils meurent ou disparaissent de ne pouvoir se soumettre à ses contraintes, à ses normes (celles du travail, de l’argent, de l’amour, du mariage, de la paternité). Inconscient, Vian, irresponsable ? Non. Lucide au contraire. La société des adultes récuse et détruit le rêve, l’imagination ; elle empêche de se vouloir autre, de se créer8.

Le dialogue imaginaire exposé dans ces lignes confirme que la frontière qui sépare les vianophiles des vianophobes passe par la question de l’immaturité, appréhendée à travers le prisme d’une adolescence perçue tantôt comme attitude régressive et tantôt comme révolte salutaire. Or, cette bipolarité est également présente au sein de l’œuvre elle-même, dont les personnages, qu’ils appartiennent à la sphère de l’enfance ou à celle des adultes, s’avèrent tous infantiles.

L’inadaptation puérile des héros positifs de Vian, tout d’abord, est parente de l’ingénuité caractéristique de ceux d’un Voltaire: réfractaire à l’hypocrisie comme à la pédanterie, elle permet la remise en question naïve et systématique des réalités qui paraissent normales et indispensables au bon fonctionnement de la société. L’Armée et l’Église sont ses cibles favorites, mais aussi le capitalisme à outrance, ou même le travail, auxquels elle oppose son apologie de l’amour et de la liberté car, pour citer Wolf, « aussi longtemps qu’il existe un endroit où il y a de l’air, du soleil et de l’herbe, on doit avoir un regret de ne point y être »9. Comme le proclame sans ambages l’avant-propos de L’Écume des jours, « tout ce qui est laid doit disparaître »: il n’y a ni résignation ni compromis possible. Et, à bien y regarder, il semble là encore que ce soit l’enfance qui caractérise véritablement ces héros, plus que l’adolescence poussive dont elle porte la révolte. Immoraux, ils le sont davantage par ignorance du bien que par volonté de mal10. Effectivement, Colin, Angel et les autres font preuve d’une innocence qui n’est déjà plus de cet âge et semble plutôt celle d’un monde adamique, régi par les lois de l’égocentrisme enfantin.

Quant à ceux des personnages que l’âge éloigne clairement de l’adolescence, ils se retrouvent eux aussi assimilés à l’enfance par leur comportement. Qu’on pense par exemple à la figure paternelle de l’abbé Petitjean, qui joue à la pouillette avec les gardiens de prison ou à cache-cache avec les ermites, substitue à la liturgie canonique diverses rondes et acrobaties de son cru, et confond systématiquement cantiques et comptines… Ou à celles, moins joviales, des militaires du théâtre vianesque, pour qui la guerre est un jeu d’enfant – le jeu constituant un moyen fort efficace de tourner en dérision les rituels tant profanes que sacrés avec lesquels il met au jour sa parenté.

Le rapport à l’enfance s’avère donc plus complexe qu’il y paraît, puisqu’à l’ingénuité dévastatrice des héros répond l’infantilisation des administrateurs, des prêtres et des généraux, qu’ils soient du côté des bons ou des méchants. Dans un cas comme dans l’autre cependant, l’enfance revêt la même fonction de révélateur. Et le plus surprenant est que ces comportements puériles ne sont pas l’apanage des seuls humains mais concernent tout aussi bien les animaux ou les éléments naturels. Ainsi les piverts jouent-ils « aux petits-papier en morse » (HR,38), tandis que les points cardinaux s’en donnent à cœur-joie: « l’ouest et l’est venaient de jouer aux quatre coins avec leurs deux camarades, mais, pour s’amuser, chacun occupait maintenant une position différente ; de loin, le soleil ne pouvait plus s’y reconnaître »11. Si l’enfance touche indifféremment tous les personnages et se diffuse dans l’œuvre de cette manière c’est, peut-on penser, qu’elle n’est pas tant ce qui caractérise chacun d’entre eux que ce qui caractérise l’origine du regard qui les met en scène.

L’enfance au pouvoir

L’écriture vianesque apparaît de la sorte non seulement comme une écriture pour enfants mais encore comme une écriture de l’enfance. Cette faculté de toucher en son public la part enfantine – que ce soient adolescents refusant de quitter l’âge d’or ou adultes nostalgiques – c’est certainement en effet au tour d’esprit de son créateur qu’elle la doit, chacun s’accordant à reconnaître à Boris Vian une « âme d’enfant »12. Ce constat est évidemment ambivalent: élogieux lorsqu’il est le fait des proches ou des amateurs de l’œuvre qui, dans le parcours de ses protagonistes, perçoivent des échos de nature biographique, il change de teneur pour ses détracteurs, aux yeux desquels l’auteur fait figure de plaisantin. L’humour potache, incompatible avec la sublimité dont se pare la littérature avec un grand L, est d’autant plus dérangeant qu’il est populaire. Outre que celui de Vian s’est exprimé jusque dans les lieux les plus incongrus – qu’on pense à la badine « Chronique du Menteur » publiée dans les pages des raisonnables Temps Modernes13–, le goût de la mystification dont il s’accompagnait valut à l’écrivain la défiance d’un certain lectorat, une œuvre aussi peu recommandable à tous égards que celle de Vernon Sullivan ne pouvant guère augmenter son crédit.

Mais l’enfance, si elle caractérise la tournure d’esprit de l’auteur, se révèle surtout être ce qui fonde l’œuvre au plan de la narration, ainsi que Noël Arnaud l’a fort justement remarqué à propos des Bâtisseurs d’empire. Commentant le projet de roman intitulé Les Assiégés, qui ne vit jamais le jour et constitue en fait une ébauche de la pièce, il observait ainsi:

La courte exposition de ce qu’auraient été Les Assiégés nous livre une des clefs de l’art romanesque de Boris Vian: « celui qui raconte l’histoire » est, en effet, l’enfant, et toute l’aventure, réelle est vue par les yeux de l’enfance, elle est donc imaginée. La « projection de la réalité en atmosphère biaise et chauffée sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion » dont nous parle Boris Vian dans sa préface à L’Écume des jours, c’est bien la vision poétique de l’univers quotidien, que l’enfant possède naturellement, avec ses angoisses et ses cocasseries, c’est le pays des merveilles14.

Se laisse entendre dans cette lecture une certaine conception de l’artiste qui explique la singularité de sa vision par une sensibilité exacerbée, conception exprimée par Baudelaire dans une formule mémorable à propos de Constantin Guys: « Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée »15. Il y a cependant dans le cas de Boris Vian autre chose qu’une transfiguration poétique de cet ordre puisque la métaphore du regard de l’enfant, comme celles de ces textes, réclame ici d’être prise au pied de la lettre. Loin d’être seulement le sujet ou la destination de l’œuvre, l’enfance en est en effet le point focal. La référence à Lewis Carroll sous la plume de Noël Arnaud est rien moins que fortuite: à l’instar de celui d’Alice, l’univers vianesque est un univers purement langagier, ainsi que Jacques Bens l’a montré très tôt16. Et de fait, là où la quête du pays perdu poétisait le monde, chez Vian, comme chez Lewis Carroll, elle donne naissance à un univers imaginaire régi par de tout autres lois que celles qui président au nôtre, un univers fondé sur l’exploration des potentialités du langage et qui oppose sa souveraine littéralité à toute tentative de réduction interprétative.

L’œuvre vianesque, possible prétexte à la remémoration, a ainsi, en partage avec quelques autres, la particularité de subvertir le dispositif du souvenir d’enfance. L’enfance est ici donnée au présent, et le désir qui motivait la quête nostalgique de l’adulte se mue en principe moteur: si le regard de l’enfance est à l’origine de ce monde neuf, c’est bien un désir souverain qui le modèle en lieu et place des lois de l’empirie, que ces dernières concernent la physique, la logique commune, la bienséance ou l’encyclopédie géographique.

Ainsi l’univers de L’Automne à Pékin, dont le décor porte l’empreinte de la volonté des protagonistes, est-il destiné à leur seul usage: au début du roman, alors qu’Angel, Anne et Rochelle sont en route pour aller danser, leur voiture subitement s’arrête: « la rue refusait de continuer, nous dit-on. C’est là qu’ils allaient » (AP, 55). Les objets préviennent leurs besoins au même titre que les événements tendent à répondre à leurs souhaits – l’effondrement final du chemin de fer n’engloutissant guère, somme toute, que les personnages antipathiques au héros. Il en va de même avec les nécessités physiques de l’existence, qui semblent avoir desserré leur étau – « Nous dormons rarement », explique ainsi Athanagore: « ça fait perdre un temps fou de dormir. » (AP, 139) ; la vision utopique d’Anne quant au travail consiste d’ailleurs à donner à chacun ce dont il a besoin pour ne rien faire. De la même manière, les routes de L’Écume des Jours, bordées à la fois de palmiers, de mimosas et de pins du nord, ont tout du pays de Cocagne:

D’un côté de la route, il y avait du vent et de l’autre pas. On choisissait celui qui vous plaisait. Un arbre sur deux seulement donnait de l’ombre et, dans un seul des fossés, on trouvait des grenouilles. […] Le soleil cuisait doucement les pommes tombées et les faisait éclore en petits pommiers verts et frais qui fleurissaient instantanément et donnaient des pommes plus petites encore. À la troisième génération, on ne voyait plus guère qu’une sorte de mousse verte et rose où des pommes minuscules roulaient comme des billes17.

Il n’est que de confronter cette description à celles des jeux des trumeaux de L’Arrache-cœur qui, en crachant cinq fois sur une « belle graine tout neuve » en font pousser un arbre minuscule dans les branches duquel voltigent des oiseaux chanteurs18 pour se rendre compte qu’à l’instar du Bon Dieu de L’Herbe Rouge, le démiurge de l’univers vianesque a tout du mauvais garnement19.

Le désir qui façonne cet univers ne se laisse au demeurant assujettir à aucune forme et déborde des cadres qu’il s’est lui-même fixés, dans une pratique du genre éminemment ludique. L’œuvre en effet emprunte non seulement au conte, mais aussi au fantastique ou à la science-fiction, et n’a de cesse de les contredire l’un par l’autre pour en subvertir les frontières. Et tandis que les univers merveilleux, fantastique et science-fictionnel entretiennent des rapports clairs avec le nôtre, l’univers vianesque se révèle quant à lui impossible à localiser. C’est ce qui distingue d’ailleurs Vercoquin des romans qui suivent: le premier se laisse encore lire comme une transposition du nôtre, quand les autres tendent à refuser une telle interprétation.

C’est qu’en chargeant l’enfant du récit – contre toute vraisemblance –, l’œuvre abolit la distance instaurée par la rétrospection: non seulement l’enfance, sous la plume de l’adulte, ne se lit plus au passé mais au présent, mais ce présent est aussi une caractéristique de l’univers représenté, comme le manifeste exemplairement l’incipit de L’Arrache-cœur. Celui-ci, on s’en souvient, met en scène l’arrivée, dans un paysage étrange, d’un protagoniste tout bonnement surgi de nulle part. Jacquemort, apprendra-t-on plus tard, est né « l’année dernière », avec une notice: « Psychiatre. Vide. À remplir » (AC, 295). Boris Vian s’est expliqué sur cet aspect de l’œuvre en ces termes:

Je suis conscient que les débuts de mes romans présentent en général une sorte d’inconsistance comme de ce qui n’a pas de passé, et cela tient, je crois, à ce que je ne conçois pas qu’un roman, pour progresser, s’appuie sur autre chose que sa matière même, sauf pour ce qui est du remplissage, partie inévitable étant donnés les caractères physiologiques d’une lecture 20.

L’écriture refuse ainsi toute forme d’extériorité et cherche à se donner elle-même pour seule origine, dans une démarche inverse de celle de la remémoration. Par cette quête d’une enfance primitive, on touche à la différence fondamentale entre le Pays des Merveilles et l’univers vianesque: car le monde auquel appartient Alice est le nôtre, quand l’autre, l’étrange, n’est jamais que celui du rêve ; tandis qu’avec Vian, le lien avec l’univers de référence est perdu.

Cette différence repose sur un dispositif pernicieux. On a vu que dans le texte vianesque comme dans Alice au pays des merveilles, le point de vue était celui de l’enfant. Mais alors que ce point de vue est justifié chez Lewis Carroll par la focalisation interne sur la jeune héroïne, il est le fait chez Vian d’une focalisation omnisciente que ne soutient nul personnage enfantin: le point de vue de Dieu est celui de l’enfance. Cette étrange conjonction est d’autant plus déroutante que l’homologie des situations – Jacquemort projeté dans une terre inconnue comme le lecteur dans une fiction étrange – amène ce dernier à s’identifier à ces personnages adultes portés par la voix invraisemblable de l’enfance. Tout à l’heure rendue présente dans la distance du lecteur adulte au personnage enfant, l’enfance est ici livrée sans plus de décalage, comme une expérience brute.

Les enfantômes21

Par cette distance qu’elle réduit sans cesse au sein de l’œuvre, visant l’adéquation entre son origine, sa destination et sa matière, l’écriture apparaît comme en train de se faire, dans un processus de génération qui nous la donne finalement à voir dans sa propre enfance. Partie de rien et jalouse de son autonomie, elle n’a de cesse d’opposer une résistance à l’interprétation qui tend à la rabattre toujours sur elle-même. Cette résistance passe par le dispositif narratif précédemment évoqué, l’indétermination générique brouillant les frontières entre l’univers de la fiction et celui du lecteur pour mieux prendre celui-ci au piège d’une identification contre-nature faisant de l’étrange la norme, mais elle passe aussi par un singulier rapport au langage. Car le lecteur, désireux de comprendre ce qui se joue dans le texte et confronté à l’impossibilité de déterminer la nature de l’écart qui le sépare de l’univers représenté pour adopter un mode de lecture adéquat en conséquence, est naturellement tenté d’y suppléer par l’interprétation figurée des éléments qui échappent aux lois régissant son propre monde. Or, là encore, le texte se dérobe.

 

Si l’on poursuit avec l’exemple de L’Arrache-cœur, il est possible de transposer, et ce faisant d’expliquer, un certain nombre des particularités inouïes de la réalité représentée: les mères possessives briment leur enfants, la puissance de l’imagination donne des ailes, la religion est un spectacle, etc., mais il en est d’autres qui résistent, tels l’église ovoïde, les pattes du bateau d’Angel ou la psychanalyse du chat. Le texte maintient l’ouverture, par l’irréductible étrangeté du monde qu’il dépeint et le foisonnement de ses merveilles. Davantage que telle ou telle interprétation – et il en est de fort convaincantes – le lecteur est porté à retenir des images, se souvenant des limaces bleues, du ruisseau couleur de sang, des murs de rien, de l’amoureuse androïde et des faux yeux peints de la mercière, de l’enveloppe vide et légère d’un chat noir qui tourbillonne dans le vent. Boris Vian aurait d’ailleurs songé à nous prévenir, si l’on en croit l’« esquisse de préface vite abandonnée » à L’Arrache-Cœur dont Gilbert Pestureau fait état: « Toute ressemblance avec des événements, des personnes ou des paysages réels est vivement souhaitée. Il n’y a pas de symboles et ce qui est raconté ici s’est effectivement passé22. »

Ce refus de la lecture allégorique explique pour une grande part l’étrangeté de l’univers vianesque en ce qu’il confère une impossible réalité à des objets de langage23: plutôt que révolte immature ou nostalgie improductive de l’origine, l’enfance constitue ici un moyen d’exploration et de recréation du monde. Si une telle posture à l’endroit du symbole est sans doute liée à l’intérêt que manifeste l’écrivain au début des années cinquante pour la Sémantique Générale d’Alfred Korzybski – laquelle traque la confusion sémantique et se défie en particulier des analogies24, la lecture du Schmürz nous rappelle ainsi que cette forme de relittéralisation est d’abord le propre de l’enfant dont l’absence d’automatismes défige les expressions ; Zénobie, en effet, a cette « manie » du premier degré, qui lui vaut d’être sans cesse rappelée à l’ordre par son père – « Zénobie, ne prends pas tout au pied de la lettre, tu me donnes le vertige 25» –. Les romans de Vian, qui regorgent de ces expressions comprises au sens propre et qui se matérialisent comme telles, jouent pour nous le rôle des remarques acides de l’ingénue à son père, lequel devait d’ailleurs certainement apparaître à son créateur comme l’antithèse du lecteur idéal.

De fait, l’analyse révèle que les différentes « méthodes de découverte » recensées par Jacques Bens comme constitutives de ce qu’il a appelé « un langage-univers » procèdent toutes peu ou prou d’une appréhension enfantine du langage. Non contente de se jouer des expressions lexicalisées et de mettre en pièces les tropes éculés, l’écriture vianesque exploite systématiquement l’ambivalence comme la matérialité de la langue à travers une utilisation humoristique de la polysémie, un jeu constant sur les sonorités et un goût prononcé pour les lexèmes compliqués et les inventions. Or, ces jeux langagiers exploitent les déformations légères et le mauvais usage de certains vocables qui s’expliquent habituellement par l’absence de maîtrise caractéristique des jeunes locuteurs. Ainsi l’emploi d’un mot pour un autre dans cette phrase de L’Écume des jours : « Attendez-moi, dit le Chuiche, j’en ai pour cinq minutes d’indulgence » (EJ, 72), tout comme la méprise des bonnes de L’Arrache-cœur que l’ignorance associée à leur attirance pour Jacquemort amène à confondre psychanalyse et fornication, ne sont-ils pas sans rappeler les propos de Citroën qui, ayant entendu sa mère dire à Joël qu’il aurait « une bonne cuillerée d’élixir parégorique », s’exclame dépité: « C’est dégoûtant, il a fait dans sa culotte et on lui donne des lixirs paracoliques » (AC, 410). Aux altérations accidentelles découlant d’une erreur de prononciation (Chevêche pour archevêque, Chuiche pour Suisse) ou de syllabe (antiquitaire en compte une de trop) s’ajoutent d’ailleurs des distorsions qui conduisent délibérément la langue dans le registre enfantin (c’est le cas pour la sacristoche, affublée du suffixe -oche typique de la terminologie des cours d’école). De la même manière, l’immaturité langagière explique la confusion entre les infinitifs des verbes du premier groupe et ceux du second qui intervient dans les créations spontanées, lesquelles manifestent toujours une liberté singulièrement naïve à l’endroit de la langue, qu’elles soient le fruit d’une extrapolation erronée (les peintureurs, les pompeurs, désincrustir, se désaccroupir), ou d’une combinaison visant à pallier manque de précision (une pelle à creusir, un tue-flique ou un arrache-cœur) ou carence du vocabulaire (des marmottaisons, brindilleux, un frappis).

Inaccessible aux grandes personnes que leur apprentissage a précisément expropriées de l’enfance, cette liberté reconquise inscrit l’œuvre dans la faille entre langue et discours dont on peut penser qu’elle est définitoire du premier âge26. Le procédé insolite qui porte le texte d’un écrivain à un lecteur adulte par le regard et la voix d’un enfantôme fait ainsi expérimenter l’enfance non par l’imitation ou la thématisation mais par la réouverture dans l’écriture de cet hiatus originel que reconduit l’estrangement langagier.

Au terme de ce parcours, il apparaît que la dimension juvénile de l’œuvre et de sa réception, si elle s’explique sans doute par des motifs biographiques et sociologiques, informe d’abord la matérialité du texte. À travers la révolte dont elle est porteuse, à travers sa puissance créatrice, l’enfance, source et destination de l’écriture, se révèle finalement comme son moyen même, ce qui la rend possible.

Visée du texte en ce qu’elle touche en nous la part enfantine, l’enfance, opérant en premier lieu par le biais d’une identification problématique, refuse en fait d’accomplir la transition adolescente dans laquelle l’œuvre vianesque se voit bien souvent confinée. À travers une variation sur les points de vue inhabituels induits par les bouleversements d’échelle, à la manière de Vitrac mais aussi de Carroll ou de Swift, elle se perpétue en une enfance non seulement spectrale mais monstrueuse, introduisant dans la lecture le malaise propre à l’ostranenie27. Source du texte en ce que celui-ci se soustrait à la mimesis pour donner naissance à un monde fictionnel inventé de toutes pièces, l’enfance, qui constitue encore l’origine du regard à travers lequel ce monde nous est donné à voir et du désir qui en modèle les contours, apparaît dès lors comme le principe actif de l’œuvre. Par la résistance à la lecture figurée et l’exploration ludique de la matière verbale, l’usage enfantin du langage parachève le dispositif de l’identification problématique relayée par une focalisation déstabilisante. Et, tandis que cette habile construction nous dévoile l’état d’infans où nous avons fait l’expérience singulière et mystérieuse entre toutes de l’opacité des signes, une évidence se fait jour: comme tout fantôme digne de ce nom, si l’esprit d’enfance habite l’œuvre vianesque, c’est d’abord en qualité de convoyeur de l’étrange.

Notes

1 Sur la dimension enfantine de l’œuvre de Boris Vian, voir notamment Claude Ernoult « Enfance, irréalité et ’Pataphysique dans l’œuvre de Boris Vian », paru dans Le Dossier 12 du Collège de ’Pataphysique du 20 juin 1960 (Dossiers Acénonètes du Collège de ’Pataphysique, 9 Gidouille 87 EP) et repris dans ce numéro, ainsi que Marc Lapprand, Boris Vian de A à Z, Québec: Presses de l’Université de Laval, 2007, chapitre « Zénobie ».

2 Propos cités par Claude Ernoult dans son article, et que Noël Arnaud date de l’émission France 3 Paris-Inter du 25 mai 1959 dans Noël Arnaud et Henri Baudin (dir.), Boris Vian: Colloque de Cerisy, Paris: U.G.E., « 10/18 », 1977, t. II , p. 387.

3 Voir sur ce point Gérard Durozoi, « L’expulsion coquine des parents verts » dans Boris Vian: Colloque de Cerisy, op. cit., t. I.

4 Roger Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir, Paris, Gallimard, 2000 [1928] ; Günter Grass, Le Tambour, traduit de l' allemand par Jean Amsler, Paris, Éditions du Seuil, 1980 [1959]. Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de Poche », 1985 [1913]. Notons que l’étrange maturité dont font preuve à maints égards les vrais enfants dans l’œuvre de Vian procède elle aussi de ce qu’on pourrait appeler le « complexe du Tambour ».

5 Philippe Boggio, Boris Vian, Paris, Flammarion, 1993, p. 105.

6 Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, op. cit., p. 239.

7 Alain Costes, « Pour une esthétique vianesque du contraste » dans Noël Arnaud (dir.), Obliques no 8/9, Paris, Éditions Borderie, 1976, p. 67. Voir surtout pour la démonstration Alain Costes, « Boris Vian et le plaisir du texte », dans Les Temps Modernes, no 349/350, août-sept 1975, pp. 130-158.

8 Noël Arnaud, article « Boris Vian » de l’Encyclopædia Universalis, en ligne (dernière consultation le 15 septembre 2008).

9 Boris Vian, L’Herbe Rouge, ŒC IV, p. 104 (sera désormais noté HR).

10 Ainsi Angel se débarrasse-t-il de son meilleur ami Anne sans guère de remords, et le professeur Mangemanche peut tuer qui bon lui semble pour peu que le nombre des morts n’excède pas celui des patients qu’il a sauvés.

11 Boris Vian, L’Automne à Pékin, ŒC III, p. 51 (sera désormais noté AP).

12 Jacqueline Piatier, Le Monde, 23 août 1963, cité par Henri Baudin, Boris Vian, la poursuite de la vie totale, Paris, Editions du Centurion, 1966, p. 114. Ursula Vian-Kübler, quant à elle, confie à Philippe Boggio: « Boris était aussi un grand enfant. Un rêveur. Les choses quotidiennes l’ennuyaient. Il était sans cesse rappelé à l’ordre de la réalité » (propos rapportés dans Boris Vian, op. cit., p. 337).

13 Mentionnons à titre d’exemple la « Chronique du Menteur » de juin 1947 (Les Temps Modernes no 21) dans laquelle Boris Vian, se faisant fort de dévoiler « les dessous mystérieux et enrubannés » de la revue, raconte comment Merloir de Beauvartre, Pontartre de Merlebeauvy ou Sarvoir de Perteaumilon daignent retrancher une page de leurs articles qui en font deux cents pour permettre aux autres de ne couper que neuf pages sur les dix que compte le leur.

14 Noël Arnaud, Les Vies parallèles de Boris Vian, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1970, p. 232, italiques dans le texte.

15 Charles Baudelaire, « L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant » dans Le Peintre de la vie moderne, Œuvres complètes, éd. de Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976 [1863], p. 690, italiques dans le texte.

16 « Le monde décrit par les œuvres de Boris Vian » est « entièrement fondé sur le langage, c’est-à-dire: naît de lui, et trouve en lui chacune de ses justifications. » Jacques Bens, « Un langage-univers », postface à L’Écume des jours, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963, pp. 175-184.

17 Boris Vian, L’Écume des jours, ŒC II, p. 90 (sera désormais noté EJ).

18 « De la graine sortit un arbre minuscule aux feuilles roses. Dans ses branches de fil d’argent grêle voltigeaient des oiseaux chanteurs. Le plus gros était juste aussi gros que l’ongle du petit doigt de Noël. » Boris Vian, L’Arrache-cœur, ŒC IV, p. 404 (sera désormais noté AC).

19 Lors de son voyage dans la machine à détruire les souvenirs, Wolf apprend ainsi que Dieu n’est nul autre que son copain Ganard, un cancre qui, justement, « faisait toujours le Bon Dieu quand on jouait une pièce à l’école ou quand on était en récréation » (HR, 96).

20 Cité par Noël Arnaud, Les Vies parallèles de Boris Vian, op. cit., p. 235.

21 J’emprunte ce mot-valise à Réjean Ducharme (Les Enfantômes, Paris, Gallimard, 1976).

22 Gilbert Pestureau, Présentation de L’Arrache-cœur in Romans, nouvelles, œuvres diverses, Paris: Librairie générale française, coll. « Le Livre de Poche. La Pochothèque », 1994, p. 534, c’est moi qui souligne.

23 Je renvoie quant à cet aspect à mon article, « Les contrées étranges de l’insignifiant. Retour sur la notion de fantastique moderne », Études françaises, Montréal, P.U.M.,no 45.1, « Écritures de l’insignifiant », préparé par A. Camus, hiver 2009.

24 Voir à ce sujet la présentation de Guy Laforêt dans Boris Vian: Colloque de Cerisy, op. cit., t. I.

25 Boris Vian, Les Bâtisseurs d’empire ou le Schmürz, ŒC IX, p. 1031.

26 Voir sur ce point les thèses que développe Giorgio Agamben dans Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, traduit de l’italien par Yves Hersant, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2002 [1978].

27 Rappelons que le procédé de défamiliarisation ainsi désigné par Chklovski trouve selon lui une origine possible dans le Huron de Voltaire. Si Bakhtine en a étudié la mise en œuvre à travers le regard du fripon, du bouffon ou du sot, l’enfant n’est évidemment pas en reste. Voir Viktor Chklovski, « L’art comme procédé » (1917), dans Théorie de la littérature, textes des formalistes russes. Réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 2001 [1965] et Mikhaïl Bakhtine, « Formes du temps et du chronotope dans le roman » dans Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978 [1975].