Construire les ruines du possible : anticipation politique et jeux de places dans la fiction volodinienne

L’étrange est la forme que prend le beau quand le beau est sans espérance. —Antoine Volodine, Des Anges Mineurs

En tant qu’elle met en œuvre une extrapolation à partir des données du réel, la fiction d’anticipation politique procède du mode expérimental. Chaque déviation par rapport au monde zéro – le monde à l’origine du repère qui est celui du lecteur – est perçue comme telle, et appelle immédiatement le souvenir de la réalité dont elle figure l’évolution. C’est sur ce procédé de miroir que l’efficience politique repose, la mesure de l’écart qui sépare l’univers référentiel de celui de la fiction apparaissant, au regard de la prolepse narrative, comme la figuration de notre devenir.

Or, si le livre d’Antoine Volodine intitulé Des Anges mineurs1, qui dépeint l’humanité «longtemps après la fin de la civilisation» et l’échec des révolutions, participe assurément du genre, il échappe à ce schème traditionnel en conjoignant non seulement les modes prospectif et utopique, souvent appariés, mais encore le fantastique, qui s’y accorde mal. Le texte déjoue en réalité toute classification par la fondamentale étrangeté du monde qu’il nous donne à voir, bien plus éloigné du nôtre que ne le sont les grandes dystopies de ses prédécesseurs, où l’anticipation introduit un écart parfaitement balisé. Porté à lire les entorses faites à la mimesis à l’aune de cet écart, le lecteur confronté au surnaturel se voit dérouté; le décalage s’avère difficile à appréhender dès lors qu’il participe de plusieurs régimes de lecture habituellement inconciliables.2

C’est cette question de l’inscription générique, sous l’influence du Bardo Thödol, et la portée politique qu’elle revêt dans le projet post-exotique que nous nous proposons d’interroger, afin de comprendre comment l’œuvre volodinienne accomplit l’utopie pour faire de ce qui lui est extérieur une invention littéraire…

Anticipation politique et chamanisme sur fond de lumière martienne: la déroute du lecteur

Deux ou trois cent ans après la révolution mondiale, un groupe de vieilles femmes envoient leur petit-fils, Will Scheidmann, sauver la société égalitariste qu’elles ont contribué à fonder: elles lui confient le soin de redonner un avenir à l’espèce humaine, en régénérant leur idéal déliquescent. Car le monde n’est plus qu’un champ de ruines, baigné de brumes radioactives. Ainsi le lecteur découvre-t-il par les yeux de Bella Mardirossian ce décor de fin du monde:

Elle se tenait en face du paysage qu’elle ne regardait pas, en face du soleil magnifique, en face des ruines inhabitées, en face des immenses façades qui noircissaient dans le silence du matin, en face des champs de débris qui ressemblaient à une mégalopole après la fin de la civilisation et même après la fin de la barbarie, en face du souvenir d’Enzo Mardirossian […]. (A.M., p. 52).

Les pommiers donnent des pommes grises tous les trois ans, nombre d’espèces ont disparu et la «population à deux pieds sans plumes», près de s’éteindre, s’est dispersée: plusieurs années de marche séparent parfois les villes les unes des autres… Précisément pour cette raison, les masses ne sauraient répondre à l’appel. Will Scheidmann, ne sachant plus à quel saint se vouer afin de restaurer la dynamique indispensable à la survie de l’espèce, profite de l’apathie générale pour rétablir le capitalisme honni, à défaut d’autre chose. Bien qu’il s’en repentisse, son acte lui vaudra d’être condamné et (presque) exécuté par les vieillardes qui s’en étaient remises à lui.

Par son argument, Des Anges Mineurs peut apparaître une anticipation politique aussi noire qu’inambigüe. Son «odeur de planète désolée» et son atmosphère martienne siéent particulièrement au motif des ruines futures ainsi déployé3: la ruine future tenant lieu d’avertissement, la fascination de notre temps pour la technique trouve naturellement le sien – dont Tchernobyl a donné la mesure – dans la science-fiction. Tandis que les orages magnétiques, devenus banals, abattent des dizaines d’oiseaux sur les rares habitants des villes en ruines, les tonalités crépusculaires du décor dans lequel prend place l’interminable exécution ratée de Will Scheidmann évoquent de familières apocalypses hollywoodiennes:

Je sentais sous moi la steppe vide, jonchée d’absence, sans insectes ni bétail, ni fourrage, une terre morte qui ne communiquait plus avec rien. Tout le monde avait disparu sur terre, à l’exception des vieilles ou plutôt de ce qui subsistait d’elles, c'est-à-dire vraiment peu de chose. Les jours se succédaient sans fin, entrecoupés de nuits odieusement désertes. Des pluies d’étoiles filantes se déclenchaient à présent plusieurs fois par semaine. Elles aggravaient la rousseur et même la nature martienne du sol. Les météorites dégageaient des gaz pénibles. Ils était souvent impossible de respirer pendant des heures. (A.M., p. 199)

Mais Des Anges mineurs ne saurait être simplement considéré comme une fiction d’anticipation politique ancrée dans un décor de science-fiction. D’abord parce qu’il ne délivre pas de message politique univoque: si le capitalisme mafieux est à combattre, reste que la révolution égalitariste s’est essoufflée. En ce sens le livre apparaît davantage comme une relecture de notre histoire que comme une projection, davantage comme un constat que comme une mise en garde, par où il s’éloigne de ce qui définit l’anticipation politique. D’ailleurs, si le décor est dévasté, cette exubérance cosmique futuriste se manifeste surtout dans les rêves, lesquels sont sans cesse confondus avec la réalité4. Comme Volodine s’en est d’ailleurs expliqué, la science-fiction lui sert surtout en fait à remettre en cause le réalisme romanesque, et si elle le fait sans la protection des conventions du genre, c’est que l’auteur, peut-on penser, s’arrange pour y échapper5.

Le texte contredit encore sa détermination générique par une particularité pour le moins insolite de son protagoniste, qui n’est autre qu’une poupée de chiffons. Devant la nécessité de «revigorer le paradis égalitariste perdu» et l’infécondité de l’espèce humaine en perdition, les vieilles immortelles de la maison de retraite du Blé Moucheté ont en effet insufflé la vie à leur petit-fils après que Lætitia Scheidmann eut rassemblé «des tombées de tissu et des boules de charpie» et les eut cousues au point de croix6. Plus que l’extinction de l’espèce, ce que manifeste cette naissance chamanique, c’est l’existence du fantastique au cœur de la construction post-exotique, fantastique qui, dans la mesure où il s’accorde aussi mal avec la science-fiction qu’avec la réflexion politique, laisse le lecteur désemparé. Comment le comprendre? Cette présence d’un surnaturel indéchiffrable est consignée par Lutz Bassmann, qui en parle comme d’une étape tardive du post-exotisme:

Les auteurs post-exotiques continuent d’écrire des ailleurs parallèles et un au-delà, comme ils l’ont fait depuis les origines de leur littérature, mais cet au-delà a changé de nature. Quelque chose a enrichi ou appauvri l’univers mental des détenus surnarrateurs. Leur surnaturel ne peut plus être correctement élucidé ou dépeint avec des techniques d’expression propres à l’humain […]7.

Comment comprendre encore cette présence des «anges» qui, sans se confondre avec ceux que nous connaissons, n’en évoquent pas moins le surnaturel par leur nom?8 Les apparitions intempestives de Khrili Gompo dans les lieux les plus incongrus, ses missions d’observation en apnée «pour évaluer l’état du monde et recueillir des éléments sur les peuplades qui l’habitaient encore» (A.M., p. 15), plus désopilantes les unes que les autres, ajoutent encore à la confusion, qui tournent en dérision le procédé de la machine à remonter le temps auquel elles s’apparentent, notamment à travers les allusions récurrentes au statut tout à fait particulier de l’envoyé. Lors de sa seconde apparition, Khrili Gompo est ainsi pris à partie par un individu qui vient de recevoir une fiente de pigeon sur la tête et dénonce un complot, arguant qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’un pigeon, d’une vache, d’un des gangsters capitalistes au pouvoir ou même d’un extraterrestre. La réaction de l’observateur en mission ne se fait pas attendre:

Khrili Gompo n’avait pas pris part à l’incident, il n’avait pas projeté de liquide fécal sur qui que ce fût et il n’était pas non plus, à proprement parler un extraterrestre, mais il rougit, comme sous le coup d’un reproche qui lui eût été vicieusement adressé.
Il ne put s’empêcher de rougir.
Par bonheur, son temps de plongée s’achevait. (A.M., p. 35)9

Il faut bien dire que l’humour qui caractérise cette œuvre noire et que son auteur qualifie d’humour du désastre n’est pas étranger à l’obscurcissement de la détermination du texte.

L’argument du livre est donc beaucoup plus complexe et confus qu’une lecture soucieuse de l’expliquer le laissera jamais percevoir, d’autant que la savante et tacite construction du texte en quarante-neuf «narrats» se répondant deux à deux autour d’un narrat central, comme le brouillage des voix et des personnages qui donnent leur nom à ces narrats étranges et inachevés, tendent à en entraver la lecture.

«J'appelle narrats des textes post-exotiques à cent pour cent, j'appelle narrats des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C'est une séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l'action comme pour les lecteurs. On trouvera ici quarante-neuf de ces moments de prose. Dans chacun d'eux; comme sur une photographie légèrement truquée, on pourra percevoir la trace laissée par un ange. […] J'appelle narrats de brèves pièces musicales dont la musique est la principale raison d'être, mais aussi où ceux que j'aime peuvent se reposer un instant, avant de reprendre leur progression vers le rien. A.V.»

À la problématique hybridation observée s’ajoute ainsi la singularité de cette forme nouvelle décrite par Antoine Volodine dans son prière d’insérer, qui emprunte à l’image et à la musique, déjouant une fois de plus, à dessein, les habitudes d’un lecteur envers lequel le post-exotisme se montre volontiers malveillant10. Pour rendre toute rêverie possible, cette forme que caractérise le conflit entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir, fait donc du brouillage générique et de l’ouverture ses éléments constitutifs. Pour ce faire, c’est essentiellement au Bardo Thödol, ou livre tibétain des morts, qu’elle en appelle.

L’effacement de tous les repères ou le Bardo revisité

Cet objet littéraire non identifié qu’est Des Anges mineurs puise en effet une grande part de son étrangeté dans celle du Bardo, état intermédiaire pendant lequel, dans le bouddhisme tibétain, l’homme qui vient de mourir doit accomplir un difficile cheminement pour échapper à la réincarnation et accepter de se dissoudre dans le rien, guidé par l’enseignement qu’il a reçu durant sa vie et la voix du Lama ou de l’ami spirituel qui l’accompagne. La traversée, qui peut durer jusqu’à quarante-neuf jours (d’où les quarante-neuf narrats) et où le défunt n’est d’une certaine manière ni vivant ni mort, apparaît comme le lieu où la contradiction tend à s’abolir. Si les personnages volodiniens se révèlent incapables de faire la distinction entre réel et imaginaire comme entre rêve et réalité, c’est que, comme l’avant-dernier livre de Volodine l’explicite avec humour11, ils errent sans fin dans le Bardo, redevenus une espèce parmi d’autres à force de réincarnations peut-être, une espèce mutante, à laquelle les oiseaux qui comprennent le langage des hommes et semblent en proie aux mêmes soucis n’ont plus rien à envier12. De ce point de vue, la dynamique du narrat est identique à celle du romånce, telle qu’elle est explicitée dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze:

La dynamique du romånce s’articule d’une façon qui ne pourrait pas s’inscrire dans un univers romanesque traditionnel, car elle repose entièrement sur une conception des contraires où les contraires se confondent. La victime est bourreau, le passé est présent, l’achèvement de l’action est son début, l’immobilité est un mouvement, l’auteur est un personnage, le rêve est réalité, le non-vivant est vivant, le silence est parole, etc.: les antagonismes sont clairement définis, mais à l’intérieur d’un système intellectuel en oscillation ou en boucle, qui modifie la nature des oppositions et, en résumé, ne leur accorde aucune importance. (P.E., pp. 39-40)

Par la possibilité qu’il offre de revenir à l’inexistence, le Bardo constitue un vecteur fondamental de l’indifférenciation qui caractérise le post-exotisme dans sa nature même. On remarquera que cette indifférenciation est, elle aussi, contradictoire du mode expérimental auquel peut s’étendre l’observation de Barthes qui fait de l’imagination du détail ce qui définit spécifiquement l’utopie13: au contraire de l’eutopie avide d’ordre harmonieux, au contraire de la dystopie prospective qui emprunte à l’utopie ses principales caractéristiques pour les inverser, le monde gris que dépeint Antoine Volodine n’est plus que ruine indistincte.

Ainsi l’édifice post-exotique se fonde-t-il sur une circulation de la voix et une dissémination de l’instance narrative dont l’auteur s’est maintes fois expliqué, et dont Des Anges Mineurs dévoile toute l’ampleur14. Le «je» commun aux quarante-neufs instantanés change régulièrement d’identité, ce dont le lecteur est informé très tardivement par des variations sur la phrase-type: «Quand je dis je, c’est à Khrili Gompo que je pense, cela va de soi» (A.M., p. 64). Le nom propre varie à chaque fois, c’est toujours celui d’un des anges mineurs qui donnent leur nom aux narrats, mais généralement pas celui du titre… Il faut pourtant savoir que c’est Will Scheidmann qui, tel Schéhérazade différant chaque nuit sa mort par une histoire, invente ces narrats, et qui cède donc son identité aux différents narrateurs. Le fait est que les protagonistes de Volodine sont continuellement en proie à des troubles d’identité, et que leur auteur reconnaît la schizophrénie comme élément constitutif de son œuvre. Qu’on pense à Yasar Dondog qui, ayant demandé à Evon Zwogg lequel des trois types sur la photo qu’il lui montrait était son grand-père, s’entendit répondre violemment: «Et toi, de nous deux tu es lequel?» (A.M., p. 121).

Mais cet aspect bien connu de l’œuvre se redouble d’un brouillage spatial et temporel tout aussi remarquable, bien que peu commenté. La localisation, tout d’abord, est problématique: si l’on pense avoir affaire à notre réalité, les noms des rues des villes nous sont étrangers – où sont donc le boulevard des Ovibosses, l’avenue Meyerberh ou la rue des Ciels-Chenus? Dans quelle ville? Des mentions de la toponymie de l’univers de référence sont parfois faites, mais pour signaler la désuétude de celle-ci15 – et c’est le mode de l’anticipation, dont on a vu qu’il était pourtant contredit, qui reprend alors le pas. La topographie a tellement changé qu’il est toutefois pratiquement impossible de se repérer même pour les autochtones16.

De fait, la pratique géographique volodinienne est pour le moins déconcertante, où le blanc des cartes, s’il manifeste toujours l’inconnu, ne désigne plus ce qui reste à découvrir, mais ce qui a été rayé de la carte, et où les grandes expéditions ont des allures étonnamment triviales:

Si l’on en croit les historiens dans leurs travaux les plus récents, la découverte des Dawkes eut lieu un samedi, le samedi 25 mai, vers onze heures du matin.
Sous le commandement de Baltasar Bravo, l’expédition était partie l’année précédente, et elle avait en vain tenté de se frayer un chemin jusqu’aux Dawkes avant les tempêtes de novembre. Quand le vent froid avait commencé à se déchaîner, les explorateurs s’étaient repliés pour hiverner, au 12 de la rue du Cormatin, où le capitaine avait une cousine qui sous-louait une chambre. (A.M., p. 18).

Décimé par le scorbut et les pratiques cannibales de ses membres tenaillés par la faim, l’équipage, après une longue progression, trouvera finalement Ismaïl Dawkes occupé à laver sa voiture. Celui-ci remettra aux aventuriers en guise de présent un vieux pneu de vélo, lequel est exposé au Musée des Découvertes…

Mais l’espace n’est pas seul en cause, la temporalité est elle aussi étrange. D’abord, comme on l’a vu, parce que ce qui se donne pour une anticipation n’en est pas vraiment une, mais aussi parce que la mesure du temps a changé. Pour les vieilles immortelles, le temps s’est dilaté et, à leur échelle, une heure compte pour rien. L’exécution de leur petit-fils, qui dure indéfiniment, est ainsi rapportée en accéléré, ce que la comparaison au passe-vues déréglé rend à merveille:

La nuit s’épaissit, la lune apparut puis se coucha, il y eut trois demi-heures d’obscurité puis l’aube suinta sur l’orient, puis de nouveau ce fut la fin du jour. Scheidmann baissait la tête comme un animal en quête de lichen, il regardait par en dessous, secouait sa chevelure en tresses grasses et ses bras pareils à des lanières vésiculeuses […]. Plusieurs nuits filèrent. La lune se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un fin croissant, puis des nuages de neige hurlèrent au ras de la steppe, et des journées très courtes survinrent, en alternance avec des nuits où la terre se contractait de froid et frissonnait. […] Les étoiles s’acidifiaient, pâlissaient, renaissaient sur le velours ténébreux du monde, recroquevillées sur des scintillements méchants. Les images diurnes et nocturnes se succédaient comme des diapositives dans un passe-vues déréglé. (A.M., pp. 152-153)

On ne compte plus en jours mais en narrats, lesquels restituent les souvenirs, et lorsque les vieillardes sont en manque, elles se rabattent sur les lambeaux de chair de Will Scheidmann qui semblent doués de la même vertu…

Dans ce brouillage des coordonnées géographiques et temporelles se fait sentir l’influence chamanique, sur laquelle l’auteur s’explique en ces termes:

Le chamanisme mis en scène dans le livre n'a rien à voir avec ce que peuvent observer les ethnologues. Il est imaginaire, et porte la poésie de ce qui fait voyager dans le temps et dans l'espace, par des actes magiques, des actes de parole. Le récit est situé dans un espace, qui peut faire penser aux hauts plateaux de Sibérie de Sud ou de Mongolie, où le chamanisme est pratiqué de nos jours, mais qui est en fait notre planète entière où tout est raréfié, l'espace comme le temps, qui se dilate ou se contracte, passant de quelques secondes à des années.17

Mais si Antoine Volodine se plaît autant à expliquer ses textes, c’est qu’il sait que leur étrangeté n’en sera pas déflorée, dès lors qu’il détourne jusqu’aux modèles qui lui servent à fabriquer de l’irréel. Car son Bardo Thodöl n’est pas plus orthodoxe que ne le sont sa pratique de la science-fiction ou son chamanisme, nous renvoyons à Bardo or not Bardo pour qui en douterait: l’humour est l’arme ultime qui rend tout balisage impossible.

Le Bardo intéresse Volodine parce qu’il y a trouvé nombre d’affinités avec l’univers fictionnel qu’il élabore18 en tant qu’il réalise la non-opposition des contraires, en tant qu’il conjoint l’écriture et l’oralité, en tant qu’il a circulé pendant des siècles parmi les misérables, en tant surtout qu’il donne à voir l’enfer – et l’on comprend par là que ces hommes «à jamais dépossédés de la joie de refaire le monde» (A.M., p. 95) que met en scène le post-exotisme sont ni plus ni moins que des morts-vivants, des zombies… Le mal est fait. Mais le Bardo est aussi le lieu atopique où s’abstraire de notre réalité pour la penser, et peut-être même, malgré tout, pour la changer.

La disjonction fictionnelle comme stratégie politique

Si, donc, il ne s’agit pas en réalité d’évoquer ce qui nous menace, c’est qu’il est trop tard: tout a déjà échoué. Qu’on pense à cette phrase que Clara Güdzül adresse aux filles nues des couvertures de magazines pour les réconforter: «De toute façon, je vais vous envoyer une cassette où Varvalia Lodenko explique ce qu’il faut faire quand il n’y a plus rien à faire.» (A.M., p. 141).

Le brouillage spatio-temporel empêche le balisage de l’écart avec l’univers de référence tout simplement parce qu’il n’y a pas d’écart: ce dont Volodine nous parle c’est de ce que nous sommes, répondant ainsi à la question qui obsède les vieilles immortelles19. À l’instar de son personnage Iakoub Khadjbakiro, l’écrivain a ainsi coutume, dans ses livres, «de substituer ses propres images absurdes» aux «hideurs de l’actualité»20. Combattant l’absurde par l’absurde, et le réel en le niant, le projet post-exotique apparaît profondément pessimiste21. Subsiste pourtant une certaine forme de dialogue avec le monde zéro, dialogue qui, s’il passe paradoxalement par la malveillance, atteste par ce rapport de force de la croyance qu’à défaut d’agir sur le monde, il demeure peut-être possible d’agir sur son représentant…. Si Volodine se contentait d’assaisonner l’anticipation politique à la sauce tantrique, peut-être ce mélange étrange demeurerait-il digeste, dès lors que les ingrédients en auraient été identifiés, mais parce qu’il use d’ingrédients eux-mêmes impurs, il exclut définitivement tout risque de somnolence digestive. Dans ce choix survit malgré tout un intérêt pour le devenir humain, en la personne du lecteur22.

Cependant, dès lors que l’absence d’écart entre le monde zéro et celui de la fiction est le propre du récit réaliste, dont le post-exotisme contredit toutes les règles, ce lecteur, confronté à l’invraisemblable, a naturellement tendance à interpréter ces infractions à la mimesis, à les traduire. Ce dont Volodine est parfaitement conscient, qui cherche à couper court à toute tentative en ce sens par la voix véhémente de l’un de ses anges mineurs:

Maintenant, écoutez-moi bien. Je ne plaisante plus. Il ne s’agit pas de déterminer si ce que je raconte est vraisemblable ou non, habilement évoqué ou pas, surréaliste ou pas, s’inscrivant ou non dans la tradition post-exotique […]. Je ne fais preuve ici d’aucun parti pris poétique de décalage ou de travestissement magicien ou métaphorique du monde. Je parle la langue d’aujourd’hui et nulle autre. Tout ce que je raconte est vrai à cent pour cent, que je le raconte de façon partielle, allusive, prétentieuse ou barbare, ou que je tourne autour sans le raconter vraiment. Tout a déjà eu lieu exactement comme je le décris, tout s’est déjà produit ainsi à un moment quelconque de votre vie ou de la mienne, ou aura lieu plus tard, dans la réalité ou dans nos rêves. (A.M., pp. 185-186)

La liberté de l’interlocuteur, on le voit, est pour le moins restreinte. C’est qu’il est impératif de ne pas laisser prise à l’interprétation et à la transposition terme à terme dont elle s’accompagne, cela vaut pour l’interprétation figurée comme pour l’interprétation prospective.

Que ce soit brouillage générique, dissolution des repères spatio-temporels ou refus de l’exégèse, le secret volodinien semble bien tenir dans l’impossibilité faite au lecteur d’évaluer les positions respectives du monde zéro et du monde fictionnel, stratégie rhétorique par laquelle l’univers de la fiction, comme dans un récit borgésien, tend à absorber le nôtre. Ce basculement qu’évoque Roger Caillois à propos des personnages de certains récits fantastiques figure assez bien celui du lecteur confronté à l’univers post-exotique que caractérise la disjonction, lequel peut, d’une certaine manière, apparaître comme une aberration de l’espace non spécifiée et qui en tant que telle suscite le plus grand trouble:

Un héros (ou une victime) bascule dans un univers parallèle: il a suffi d’un glissement, d’une distraction, d’un appel d’air. Il ne rentrera dans le sien qu’en profitant à nouveau d’un des points où se frôlent et se pénètrent, à intervalles imprévisibles, les mondes jumeaux.23

Si l’univers de référence et celui de la fiction, apparemment parallèles, sont cloisonnés, la distance entre les deux se révèle infime, induisant un frottement comparable à celui qu’il convient de prendre en considération dans l’évaluation d’une expérience de Physique: le parallélisme n’empêche pas qu’il y ait contamination. Contrairement à ce qui se produit dans le cas de l’uchronie prospective où le rapport entre les deux mondes est renvoyé à un futur indéfini, ces derniers sont si proches qu’ils tendent à se confondre. La différence concerne finalement non pas tant le protagoniste que le lecteur, amené à faire le va-et-vient entre les deux mondes en ce que le brouillage tend à susciter une lecture réaliste, d’où la disjonction. L’oscillation, entraînant l’indétermination, est déstabilisante en ce qu’elle ne présente plus l’inadmissible comme avéré, dans une flagrante contradiction avec la réalité du lecteur qui réduit le risque à zéro parce qu’elle en rappelle toujours la nature romanesque, mais comme possible, c’est-à-dire possiblement déjà-là. Si elle s’apparente en quelque manière à la faille fantastique traditionnelle, elle s’en distingue dans la mesure où celle-ci débouche sur l’envers du réel et suscite le doute sur la nature des choses quand la disjonction induit la négation de notre réalité, à laquelle l’univers fictionnel se substitue: la négation du réel dont parle Volodine n’est peut-être pas tant déni qu’annihilation, ainsi que la description de l’âge d’or du post-exotisme, pour peu qu’on la prenne au sérieux, invite à le comprendre:

Il est vrai que, dans le domaine littéraire, nous avions réalisé les objectifs de la première génération. Nous étions parvenus à un âge d’or et, du fond de nos textes, l’ennemi n’était plus qu’une ombre fragile sur quoi nous avions désormais pouvoir de vie et de mort. L’extérieur n’était plus qu’une invention littéraire, un monde virtuel que nous façonnions ou détruisions à notre guise. (P.E., p. 64)

*

Antoine Volodine, qui dit pratiquer la littérature à la manière d’un art martial, se méfie d’elle comme de la peste, et c’est parce qu’il est conscient plus qu’aucun autre des dangers qu’elle recèle, qu’il les exploite ingénieusement à son avantage24. Ce qui sous-tend l’édifice post-exotique, plus encore qu’une volonté de rénovation, c’est une tactique que Volodine, qui fait du mensonge comme de la réécriture de l’histoire des armes de combat, reconnaît emprunter à certains régimes du XXe siècle: l’escamotage du réel au profit d’une invention. Puisque l’action est devenue impossible dans le monde zéro, il n’est que de lui substituer celle que la liberté de la fiction aura rendue possible. La négation du réel ne consiste donc nullement à s’enfermer dans le livre comme dans une tour d’ivoire mais bien, par ce procédé paradoxal, à réinvestir la littérature d’une portée politique.

Des Anges mineurs semble s’inscrire dans la prospective quand en réalité il fait du futur un présent, et réécrit le passé, tous trois finissant par se télescoper pour intervertir la réalité et le livre dans un jeu de places vertigineux où le lecteur se retrouve pris au piège. À la différence de l’uchronie qui fait advenir une possibilité non réalisée, il réalise ainsi une impossibilité perçue comme potentialité, s’appropriant le motif des ruines futures pour le faire changer de polarité: celles-ci ne manifestent plus ce qui pourrait être selon le mode expérimental, mais ce qui n’a pas pu avoir lieu. Elles se départissent de leur fonction d’avertissement dissuasif pour se dresser, dans une construction rien moins qu’utopique, comme les tristes vestiges du possible.

 

[version revue et corrigée en mai 2008]. 


Notes

1 Antoine volodine, Des Anges mineurs, Paris: Éditions du Seuil, coll. «Points», 2001 (1999). Le titre sera désormais abrégé A.M.

2 Sur la nécessité d’évaluer l’écart entre l’univers fictionnel et l’univers de référence pour être à même d’appréhender les univers qui s’émancipent de ce dernier, et sur les différents régimes de lecture induits, comme sur la notion d’atopie à laquelle il sera brièvement fait mention plus loin, nous renvoyons à notre travail de thèse sur Le Pays imaginaire dans la littérature narrative française du XXe siècle, Université de Paris III, février 2006.

3 Dans la tradition française, le motif des ruines futures a, semble-t-il, été inauguré en littérature par Louis-Sébastien Mercier avec le Palais de Versailles dans l’explicit de L’An 2440 et en peinture par Hubert Robert quelques trente ans plus tard, avec sa «Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines». Louis-Sébastien mercier, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais / textes choisis et préfacés par Christine Marcandier-Colard et Christophe Cave, Paris: Éditions La Découverte, «littérature», 1999 (1770). Hubert robert, «Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines», 1796, huile sur toile, 115 x 145 cm.

4 L’impressionnant orage magnétique mentionné plus haut sert en fait de toile de fond au rêve de l’ancien compagnon de Sophie Gironde (voir narrat 42, p. 193). Quant au décor de l’exécution ratée de Will Scheidmann tel que décrit dans le passage cité, c’est celui du rêve de Maria Clémenti, dans lequel celle-ci prend la place du conteur (voir narrat 43, p. 198).

5 «Mes premiers livres ont été publiés dans une collection de science-fiction, mais si je suis sorti de ce qui peu à peu risquait de m’enfermer dans un ghetto et de m’empêcher d’être lu par le public pour lequel j’écrivais, je ne pense pas avoir changé de littérature. Evidemment, certains de mes thèmes, l’unification de la planète, l’après-catastrophe se retrouvent dans la science-fiction. Ils fonctionnent comme une mise en cause d’un certain réalisme, mais sans la protection des conventions du genre. Le réel n’est pas ce que l’on croit, j’essaie de conduire le lecteur à s’interroger sur son compte. Mais mon travail sur la forme vise plutôt à faire des propositions pour faire bouger le roman en tant que tel.», «Volodine, la musique des anges», propos recueillis par Alain Nicolas in L’Humanité, le 07 octobre 1999, nous soulignons.

6 La naissance de Will Scheidmann est relatée dans le narrat 6 p. 21 et surtout dans le narrat 25, p. 106.

7 Lutz bassmann, Ellen dawkes, Iakoud khadjbakiro, Elli kronauer, Erdogan mayayo, Yasar tarchalski, Ingrid vogel, Antoine volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçons onze, Gallimard nrf, 1998, p. 72. Le titre sera désormais abrégé P.E.

8 «Il n’y a rien de surnaturel ni de religieux dans ces personnages. Leur caractère angélique tient à leur apparition furtive dans le récit, à leur regard sur les choses. J’attribue cette qualité à des gens qui sont des gueux, des va-nu-pieds, des errants, qui se réclament de leur caractère de sous-hommes. Ils sont donc très mineurs par rapport à ce qu’en Occident on cache derrière le mot ‹ange ›». […] Cette appellation suscite «des images concrètes qui permettent de casser ce que le réel a d’évident, de faire réfléchir le lecteur à la relativité des images toutes faites.» «Volodine, la musique des anges», art. cit.

9 Voir également la scène entre l’employé délivrant les tickets pour la traversée du bac et Costanzo Cossu, qui cherche à toute force à obtenir un rabais et qui, après avoir tout essayé, tente de l’avoir à titre d’extraterrestre (A.M., p. 192).

10 S’adressant aux journalistes à best-sellers, le narrateur du Post-exotisme en dix leçons, leçons onze, qui évoque la création de nouveaux genres par les auteurs du post-exotisme, proclame: «Ils ont inventé des formes vides que vous n’aviez jamais eu l’occasion de polluer, et ils les ont remplies avec des visions auxquelles votre sensibilité est étrangère. Là aussi, par là aussi ils étaient entrés en dissidence. Ils ont inventé le genre romånce pour ne pas être mêlés à vous ni à vos tentatives de rénovation du roman, à toutes les jongleries boutiquières des avant-gardes institutionnelles. C’est une démarche d’aversion vous saisissez? D’aversion et de malveillanceP.E. p. 36, nous soulignons.

11 Antoine volodine, Bardo or not Bardo, Paris: Éditions du Seuil, 2004.

12 Qu’on pense à Ioulghaï Thotaï, narrat 18 p. 74.

13 Voir Roland barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris: Éditions du Seuil, 1971, p. 110.

14 «Disons que sous ma signature, comprise comme celle d’un prête-nom, paraissent les ouvrages de plusieurs écrivains anonymes –les sur-narrateurs– qui appartiennent à un même mouvement de pensée –l’utopie extrémiste. […] Les sur-narrateurs racontent des histoires et, quelque part dans le tissu romanesque, ils font passer quelque chose de leur culture de marge et de révolte. En mettant en scène des personnages, ils exposent leur propre imaginaire et leur mémoire, et leurs hantises.» Antoine volodine, «L’écriture, une posture militante», propos recueillis par Philippe Savary dans Le Matricule des anges, No 20, juillet-août 1997, pp. 18-21.

15 «Il se lève, Djimmy Iougriev, un parvenu de la nouvelle ère, et pour lui comme pour le reste du monde, la matinée commence mal, dehors souffle un vent de poussière, la capitale est noyée sous une grêle fine, comme autrefois pendant la tempête les villages dans le désert, au temps des oasis, au temps où les dunes n’avaient pas rampé hors de leurs lits torrides pour parcourir des régions jadis prospères et pour les étouffer jusqu’à ce qu’elles acceptent la domination sans partage du rien, au temps où sur les cartes les noms de pays avaient encore une signification, citons pour la beauté du nom l’Ontario, le Dakota, le Michigan, la Tchoukotka, la Bouriatie, le Laos […]». (A.M., p. 142)

16 En atteste cette conversation téléphonique simulée entre Clara Güdzül et Varvalia Lodenko jouée par Jessie Loo: «Ici Varvalia Lodenko, mentis-je. C’est bien que tu aies appelé, Clara. C’est toi, Varvalia? s’anima-t-elle. Je suis contente de t’entendre. Où es-tu? demandai-je. Je ne sais pas, répondit-elle. Il y a sept ou huit ans, je tournais autour de Luang Prabang, mais j’ai beaucoup marché, depuis.» (A.M., p 137).

17 Antoine volodine, «L’écriture, une posture militante», art. cit.

18 Voir en particulier sur ce point Yasar Tarchalski, «Deux mots sur notre Bardo et son Thodöl», in P.E., pp. 78-81.

19 «Qui nous dira qui nous sommes le jour où nous ne le saurons plus et où plus personne ne le saura?» (A.M., p. 76).

20 Antoine volodine, Alto Solo, Paris: Éditions de Minuit, 1991, p. 32.

21 À Philippe Savary qui lui demande s’il existe un salut possible, une porte de sortie, Antoine Volodine répond sans ambages: «Non. Le salut que choisissent tous mes personnages, c’est d’une part les mots qui détruisent, et d’autre part cette plongée par les mots dans d’autres univers parallèles, des univers oniriques habitables. La seule porte de sortie, c’est un refuge provisoire qui est celui de la négation du réel dans une construction intellectuelle, consciente ou inconsciente, ou littéraire ou idéologique. La négation du réel est une technique de survie.» Antoine volodine, «L’écriture, une posture militante», art. cit.

22 «Bien qu’elle fût affirmée texte après texte, la coïncidence de nos préoccupations avec les espoirs et le devenir de l’humanité avait perdu tout caractère crédible.» P.E., p. 73.

23 Roger caillois, «De la féerie à la science-fiction», in Obliques précédé de Images, images…, Paris: Gallimard «nrf», 1987 (1958/1966), pp. 40-41.

24 Nous avons traité de cette question ailleurs. Voir Audrey camus, «La langue post-exotique ou l’échec des utopies» in Uglossies, textes réunis par Françoise Sylvos, préface de Raymond Trousson, Saint-Denis de La Réunion: Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de la Réunion, «Travaux et Documents» no 23, janvier 2005, pp. 135-146.