Définir la notion de Pays Imaginaire

Définir la notion de Pays Imaginaire

article accessible en ligne

Camus, Audrey. "Définir la notion de Pays Imaginaire." Le Mensuel de l’Université (2006).
Mots-clés:

Les espaces fictionnels inventés de toutes pièces foisonnent dans la littérature sans que l’on dispose néanmoins d’instruments pour les appréhender. Comprendre les raisons d’un tel manque apparaît le plus sûr moyen d’y remédier.

Voyage en terres inconnues

De l’Atlantide à la Balkhyrie en passant par le centre de la Terre, nous arpentons, dans notre existence de lecteur, bien des terres inconnues dont nulle carte ne fait mention. Peut-être parce que nos lectures ne sont jamais d’abord chronologiques et ordonnées, mais guidées par le hasard, tous ces pays imaginaires forment dans un coin de notre mémoire un territoire à part, qui subsume la diversité de leurs appartenances culturelles et temporelles, leurs vocations disparates et leurs significations variées. En témoignent les anthologies qui s’essayent à les réunir par-delà les siècles. Il semble pourtant que le Pays Imaginaire tende à échapper à la reconnaissance catégoriale comme à l’analyse. Un tel état de fait s’explique par deux causes essentielles. La première réside dans l’ambiguïté définitionnelle attachée à l’adjectif imaginaire, ambiguïté qui s’exprime de manière exemplaire à travers la question suivante : tout espace fictionnel n’est-il pas imaginaire ? La seconde tient dans la propension du Pays Imaginaire à outrepasser les frontières tant génériques que chronologiques, se dérobant ainsi aux analyses de type « régionaliste ». C’est donc en décloisonnant les perspectives par une approche transversale que l’on peut tâcher de circonscrire cet objet fuyant, pour être à même de comprendre la confusion dénominative qui lui est attachée.

Pays imaginaire & réalité : problématique du simulacre

Il apparaît que ce qui se joue dans l’usage malencontreux de l’adjectif imaginaire concerne le problème fondamental de la mimèsis. Parce qu’il est bien plus qu’un simple élément de décor, l’espace de la fiction pose en effet la question de la représentation dans toute sa complexité, dès lors qu’il y inscrit, en abyme, cet imaginaire litigieux qui la fonde et qu’elle s’astreint, le plus souvent, à oublier. Une mise à plat de ces querelles platoniciennes permet de préciser la définition du Pays Imaginaire et de poser la mesure de l’écart entre le monde à l’origine du repère et celui de la fiction comme un instrument pour l’appréhender. Une fois cette première étape franchie, il devient possible d’élaborer une typologie des espaces fictionnels fondée sur le rapport qu’ils entretiennent au réel, et de définir ainsi la catégorie qui nous intéresse. Si, pour un texte réaliste, l’encyclopédie du monde zéro et celle du monde fictionnel coïncident, le Pays Imaginaire réclame en revanche que l’écart entre les deux univers soit mesuré, c'est-à-dire interprété, pour que soit enclenché le régime de lecture correspondant.

Pays imaginaire & lecture : généricité de l’espace fictionnel

L’analyse du protocole de lecture du Pays Imaginaire, tel qu’il est codé tout d’abord par le texte en amont et tel qu’il se traduit ensuite en aval par des postures de lectures relatives, révèle des variations selon que la lecture est guidée par le mode d’emploi constitué par le genre ou qu’elle s’inscrit au contraire dans une indétermination déstabilisante. Si le genre joue un rôle essentiel dans ce balisage, il apparaît que l’espace dans lequel le récit s’inscrit constitue lui-même un élément déterminant du genre en tant qu’il fonde l’univers fictionnel. L’étude de la réception du Pays Imaginaire selon que celui-ci est donné comme réel ou non par le texte, selon qu’il dissimule ou proclame son existence aberrante, selon la nature de la justification fournie, montre que ce positionnement préalable influe sur l’implication du lecteur, laquelle dépend encore de la démarche de celui-ci et met en jeu un certain nombre de processus d’immersion complexes. On observe que l’indétermination caractéristique de la lecture de certains pays imaginaires procède d’une malveillance du texte qui se manifeste à travers le brouillage du cadrage générique relayé par la mise en échec des opérations d’interprétation qui tendent à y suppléer.

Pays Imaginaire & étrange : le paradigme atopique

La question se pose alors de savoir quel rapport entretient ce Pays Imaginaire porteur d’étrangeté avec le fantastique auquel il s’apparente sans s’y assimiler. L’analyse des mécanismes d’indétermination mis en œuvre comme des notions elles-mêmes problématiques qui paraissent les plus propres à l’appréhender, telles que le grotesque ou le fantastique moderne, permet de mettre au jour la fondamentale atopie du Pays Imaginaire : insituable sur nos cartes de géographie comme sur celles de notre littérature à moins d’un ancrage générique précis, il est nécessairement étrange, voire incongru. On comprend alors que la méconnaissance du Pays Imaginaire dont on a pu s’étonner n’est nullement un accident de l’histoire de la théorie littéraire mais bien l’expression de sa nature, autant que de la crainte qu’il peut inspirer dès lors que la limite qu’il outrepasse d’abord est en fait celle de la possibilité.