Écrire avec la cendre : les ruines ménippéennes de Robert Pinget

Écrire avec la cendre: les ruines ménippéennes de Robert Pinget

Camus, Audrey. "Écrire avec la cendre: les ruines ménippéennes de Robert Pinget." In Le «Nouveau Roman» en questions, 6: vers une écriture des ruines ? 1, edited by Johan Faerber, 121-133. La Revue des Lettres Modernes. Paris-Caen: Minard, 2008.

Or, ce sont là des choses qui ne sont pas, qui ne peuvent être, qui n'ont jamais été. —Vitruve, De Architectura1

Parmi les curieuses localités qui ponctuent la route des protagonistes de Graal Flibuste2 à travers cette géographie pingétienne que Robbe-Grillet a pu qualifier de banlieue déraisonnable du réel3, il en est une qui présente la particularité pour le moins surprenante de construire de toutes pièces ses propres vestiges, jusque sous les yeux des visiteurs qu’elle appâte ainsi dans ses murs. «C’est même mieux que des monuments historiques, explique le guide local aux deux hommes, parce que c’est propre, c’est net»4, et la démonstration est d’autant plus convaincante que les touristes n’offrent pas la moindre résistance à se laisser ainsi berner. Il faut dire que les autochtones n’en sont pas à leur première prouesse en matière de mystification puisqu’ils sont déjà parvenus par le passé à falsifier jusqu’à la localisation de leur ville. Ce talent pour le trompe-l’œil appelle d’autant l’admiration qu’il confine au paradoxe: bâtir la ruine, c’est non seulement troquer la vénérable Histoire contre le mercantilisme et l’imaginaire des civilisations disparues contre celui des bourgades provinciales florissantes, mais c’est encore prendre le contre-pied de ce qui la définit essentiellement comme trace du passé, substituer l’édification à l’effondrement et, d’une certaine manière, le carton-pâte à la pierre millénaire. Bâtir la ruine c’est vider le mot de sa signification, pour donner jour à une construction impossible, construction qui appelle d’autant le commentaire que Pinget use volontiers de métaphores architecturales pour parler de la littérature, et qu’un monument signale l’entrée comme la sortie de son roman.

Qui s’attache à cette dimension architecturale de Graal Flibuste ne peut qu’être frappé par la proximité que celui-ci entretient avec les Pseudo-principes d’esthétique5 de l’auteur dont il pourrait bien figurer une manière d’illustration littérale anticipée: bien que le livre demeure l’un des moins lus de Pinget, il s’avère de la sorte apporter un éclairage essentiel sur sa poétique. À travers la lecture conjointe de ces deux textes, on se propose ainsi d’étudier comment, de monuments pastiches en vestiges postiches, la ruine fabriquée constitue pour l’écrivain le moyen de faire œuvre malgré tout, à l’aube de ce qui sera plus tard considéré comme le Nouveau Roman, en renouant avec la tradition ménippéenne par laquelle s’ouvre à lui le champ du possible.

Monuments pastiches

Au milieu de la morne vallée du Chanchèze sur laquelle s’ouvre Graal Flibuste après un bien étrange prologue, se dressent les vestiges du temple consacré au dieu éponyme que caractérisent, nous dit-on, la désolation et la puanteur. Au milieu de la plaine fertile sur laquelle le livre se clôt, c’est «une porte insolite et somptueuse» qui s’élève jusqu’au ciel, dans un contraste saisissant. Quel triomphe son arc ancien mais non plus décrépit peut-il bien célébrer, si ce n’est celui de Graal Flibuste dont son pilier arbore fièrement l’œil et qui, peut-on dès lors penser, a vu son culte connaître une spectaculaire restauration dans l’intervalle? De «protecteur des banques», qu’il était, le voici devenu «dieu des ferveurs imaginaires et maître du monde»6: quelle promotion ! Quand on sait que Pinget a pu affirmer que le propre de l’art est d’être «le monument le moins contestable de son époque» et que «le devoir de tout artiste est de connaître les monuments qui ont illustré les âges précédant le sien, cette connaissance lui indiqu[ant] justement les formes dans lesquelles il ne doit pas tomber s’il veut à son tour faire œuvre valable»7, ces monuments qui s’érigent aux seuils de son roman incitent à méditer non pas tant sur les ruines de l’Histoire que sur celles de la représentation.

Le temple de l’incipit, d’un rococo ridicule et de mauvais goût, avec son fronton orné d’un boudin surmonté d’un buisson de viscères, fait sourire les gens de sa génération, signale le narrateur, bien qu’il ait été «noble à l’époque». Sa présence inaugurale, annonciatrice, participe d’une entreprise de travestissement burlesque qui prend pour objet aussi bien la mythologie que la poésie, Pinget poursuivant précisément toute noblesse de sa dérision. À considérer ce temple dévolu au dieu des banques et qui «ressemble à un casino» comme l’un de ces monuments littéraires anciens, cette insistance sur la dimension pécuniaire ainsi que les métaphores physiologiques qui l’accompagnent pourraient cependant renvoyer plus spécifiquement au prosaïsme du roman balzacien et au parangon réaliste mis en cause par l’ère du soupçon. Ainsi peut-on comprendre la dissymétrie observée entre le temple délabré du début du roman et la porte triomphale qui s’érige dans ses dernières pages et qui manifeste la conquête par le romancier de sa propre manière, l’édifice nouveau trouvant son soubassement dans la ruine irrévérencieuse de la littérature passée. Car transformer le monument en vestige constitue le plus sûr moyen de privilégier sa valeur de trace au détriment de sa fonction d’autorité, dans un «défi au roman traditionnel» que Pinget affirme «admire[r] plus que tout autre en tant que témoignage mais rejette[r] en tant que modèle.»8

De ce point de vue, l’arc gigantesque de l’explicit constitue l’expression d’une pleine réappropriation du mode de la description, qui vise non plus à planter le décor ou à renseigner le lecteur quant au caractère des personnages ou à leur ancrage sociologique, mais tient désormais toute seule, par et pour elle-même. De fait, les proportions entre description et narration s’inversent: la porte qui s’érige en même temps que le culte de Graal Flibuste renaît, «le livre creus[ant] lui-même ses propres fondations page après page»9, apparaît ainsi le produit d’une histoire qui s’amenuise au fur et à mesure que le récit progresse, comme le narrateur du roman nous en avertit d’ailleurs très tôt10. La description détaillée du monument se substituera pour finir au récit des événements attendus: «cette porte aux dimensions provocantes gardait assurément plus que l’entrée d’une ville»11 nous dit-on, mais le texte, lui, ne donnera rien d’autre que l’évocation de ladite porte, abandonnant l’amateur d’intrigues frustré à l’expectation dans laquelle il a d’abord pris soin de le placer.

Par la perspective qu’elle met en œuvre, cette description qui dresse une porte énorme en surplomb d’une ville lilliputienne tend encore à s’éloigner de la manière naturaliste pour se faire picturale, dans une gigantesque ekphrase qu’accentue d’ailleurs la narration: «Comme par l’effet d’une hallucination, la colossale architecture semblait venir heurter nos paupières. […] Durant les deux heures que nous mîmes à nous en approcher, nous n’avions d’yeux que pour ces merveilles.»12 L’ultime chapitre du livre, qui suit immédiatement cette annonce et s’intitule «détail de la porte» y est en effet tout entier consacré. Au bout de la quête, les protagonistes trouvent donc non pas la mer impossible à décrire13 et qui constituerait pour l’écrivain réaliste un défi à la représentation, mais une construction ex nihilo, la concrétion de l’imaginaire. La description a changé de nature: il ne s’agit plus de représenter le monde, mais de l’inventer, et la mythologie farfelue de Graal Flibuste procède bel et bien en ce sens d’une revendication de la pratique cosmogonique.

Il faut toutefois noter que la relation que le livre entretient avec la littérature réaliste est ambivalente. Il semblerait en effet que la dimension blasphématoire qu’il comporte relève surtout de la conjuration: plutôt que de tourner le dos aux œuvres du passé et à l’écriture de ses prédécesseurs, il va s’agir de s’en déprendre, de s’y aventurer pour, à l’instar du narrateur dans le sanctuaire vétuste consacré à Graal Flibuste, se décourager de la visite14. De la même manière, que le temple délabré de la vallée du Chanchèze prête à sourire n’en rend pas la porte grandiose à laquelle les protagonistes aboutissent plus sérieuse pour autant. L’écrivain qui cherche à s’émanciper de la mimèsis se montre en outre naturellement méfiant à l’égard de toute pratique représentative, et ce n’est que par la distanciation ludique du pastiche et la mise à nu des procédés fictionnels qu’il peut parvenir à écrire malgré tout.

Par sa démesure et son symbolisme aussi grandiloquent que saugrenu, le monument rappelle d’abord à une certaine humilité quiconque prétendrait rivaliser avec le démiurge, car sa majesté a quelque chose de la pacotille. C’est que l’artifice y «supplée à toutes les séductions du réel»15: si son arc rend hommage à l’illusion, il ne saurait s’agir de l’illusion qui caractérise une certaine pratique fictionnelle, mais bien plutôt de celle propre aux jeux d’optique, tels que les pratique un Escher, ou un Hogarth avant lui16, manifestant l’impossibilité en même temps qu’ils la déjouent. La dernière phrase descriptive de la porte, qui est aussi celle du livre, est à cet égard remarquable:

Le tout donne assez l’illusion d’un paysage en surplomb qui se mirerait, plus bas répété à l’envers, dans les eaux d’un fleuve serpentant à dix mètres du sol, bordé de lotus et de pivoines noires.17

Outre l’ambition démiurgique dont elle procède, sa prétention à totaliser l’univers, sa fondamentale hétérogénéité semblent encore caricaturer le disparate du roman, qui affole la roue de Virgile et emprunte ses motifs aussi bien au voyage fantastique, à l’utopie ou au conte philosophique qu’au roman policier, réalisant une compilation formelle pour le moins irrégulière.

Cette hybridation générique, ce goût de l’artifice et du renversement qu’accompagne une ironie constante, rattachent le monument, et ses figures érotiques, à la tradition grotesque de la ménippée. Graal Flibuste, qui présente en fait tous les critères du genre tel qu’il a pu être défini par Mikhaïl Bakhtine, nécessiterait une étude détaillée de ce point de vue, étude qu’il n’est pas possible de réaliser ici18. On rappellera pour l’heure que la ménippée, qui contrevient volontiers à la bienséance et cultive l’oxymore, tient à la fois du dialogue philosophique, de l’aventure, du fantastique, du naturalisme, de l’utopie et se caractérise en particulier par le comique, la liberté d’invention, la recherche de la vérité comme motivation du fantastique, justifiant souvent un voyage à travers des pays imaginaires et la présence fréquente d’un naturalisme des bas-fonds19. Le travestissement du mythe, de l’épopée ou de la religion déjà présents dans la satire ménippée ancienne, comme les motifs de l’ekphrase et du songe, l’attrait pour le lieu commun ou la propension à la parodie et l’auto-dérision, apparaissent encore autant de traits distinctifs de Graal Flibuste20. Ainsi que le dispositif intertextuel complexe du livre en témoigne, il apparaît donc qu’il ne s’agit pas tant finalement pour Pinget à ce moment-là de faire table rase que de se débarrasser de la tentation mimétique en refusant une certaine filiation. Dans sa quête de renouvellement, l’écriture, qui expérimente les genres et les styles et se joue de leur cloisonnement, rencontre ce faisant d’autres écritures empreintes du même souci. Le refus de reconnaître les Réalistes pour modèles s’accompagne de fait de l’inscription dans une autre tradition, qui passe par Cervantès, Diderot, ou Michaux. Mettant à bas les modèles qui représentent un danger pour sa pratique, rendant un hommage à ceux qui lui montrent la voie, l’auteur règle une fois pour toutes ses problèmes de filiation, comprenant par là que la ruine de la représentation traditionnelle ne signe pas l’arrêt de mort du roman, mais ouvre au contraire d’autres perspectives.

Vestiges postiches

Si Graal Flibuste célèbre le règne des apparences, le quartier des ruines postiches en est la consécration spectaculaire:

Ce quartier où voisinent des édifices sans utilité, des chapelles inachevées, des gares en trompe-l’œil, des casinos sans toit, des façades d’hôtel, des péristyles, des clochers, des cours, des boulevards pour rien, ce quartier, dis-je, est réservé aux visiteurs. On a dépensé beaucoup d’argent pour le construire; les matériaux sont de premier choix et les décorations très recherchées. C’est en somme le musée de notre ville, qui s’est toujours défendue d’avoir une histoire. Elle a construit, faisant appel à quelques architectes marrons, ce centre d’attraction si l’on peut dire, en une année, pour ne pas être en reste avec ses voisines, cités plusieurs fois millénaires qui attirent le touriste par les reliquats prestigieux de leurs civilisations successives.21

Bâtir une contrefaçon en lieu et place du vestige réel, c’est sans doute, ainsi qu’on l’a vu, créer ses prédécesseurs, refuser l’héritage de ceux qu’on pourrait se faire imposer. En ce sens ces vestiges artificiels constituent encore un coup porté à la grandeur des monuments littéraires dont Graal Flibuste semble se railler: bons pour ceux qui ne sont pas même assez clairvoyants pour distinguer le vrai du faux et le musée de la foire. Mais, à travers la négation du passé qu’ils mettent en œuvre, ils participent également, peut-on penser, de cette temporalité de l’instant que Robbe-Grillet a remarquablement analysée, déployant un «présent qui s’invente sans cesse, comme au fil de l’écriture, qui se répète, se dédouble, se modifie, se dément, sans jamais s’entasser pour constituer un passé – donc une histoire au sens traditionnel»22. L’effet de simultanéité de la description se substitue à la succession du récit, et le temps de l’écriture à celui de la diégèse, dans un processus que Pinget a lui-même explicité, où le futur, «temps de la découverte», régit le passé qu’il suscite à mesure que le livre avance, pour céder finalement la place à un passé «plus sophistiqué encore et plus mystificateur que celui du récit classique mais qui né d’autre façon dispose peut-être d’autres pouvoirs, plus étendus, plus aptes à servir l’œuvre d’art.»23 Y a-t-il meilleure incarnation de ce passé sophistiqué et mystificateur de la dernière page que la porte triomphale de Graal Flibuste, qui signale ainsi non seulement l’avènement de l’imaginaire, mais encore celui de l’écriture?

Par cette exhibition de l’envers du décor que constitue le quartier des ruines postiches, où la fonction de témoignage de la ruine se voit à son tour subvertie puisqu’elle est fabriquée, Pinget nous invite encore à une réflexion sur la représentation, et en particulier la représentation réaliste qui prétend restituer le monde au lecteur en lui dissimulant ses procédés. On peut y voir la concrétisation exacte de la conception pingétienne de l’œuvre comme chantier de construction – ou de démolition24, il n’est pas anodin que les deux soient susceptibles de s’équivaloir. Chantier qui permet à l’auteur non seulement de montrer le livre en train de se faire en associant le lecteur à sa fabrication, mais encore de remettre en cause la conception de l’œuvre comme reproduction du monde: de la même manière qu’il n’est d’autre passé que celui qu’elle construit, il n’est d’autre réalité que celle à laquelle elle donne forme. La dénaturation du vestige manifeste ici le rejet d’une conception de la littérature comme trace: que Graal Flibuste se donne ses propres ruines et taise ostensiblement ce faisant les décombres bien réels que la guerre a laissés derrière elle est de ce point de vue significatif. Sans doute le choix pour matériau de l’imaginaire le plus débridé dans la première partie de l’œuvre de Pinget, qui accueillera par la suite dans ses pages un univers moins fantasque, s’explique-t-il aussi en partie par la volonté de promouvoir l’irréel au détriment de l’actualité pour ne pas se faire le chroniqueur de son temps. À travers la mise en scène de la ruine factice, comme de cette nature «semblable à un jardin» qui caractérise par ailleurs Graal Flibuste25, il s’agit de remplacer la représentation du monde par la construction imaginaire, et d’atteindre peut-être ce faisant à une certaine vérité, de celles qu’un Lucien pouvait revendiquer pour son Histoire véritable26. En ce sens le trompe-l’œil, omniprésent dans le roman, n’a pas seulement la vertu de ne tromper personne, rappelant continuellement au lecteur la facticité de l’histoire qu’il est en train de lire, il apparaît aussi comme une expression privilégiée du mensonge fictionnel, de ce pouvoir qu’a l’écriture de faire advenir le faux, en nous ramenant, le plus littéralement qui soit et non sans ironie, à la fameuse doctrine de l’ut pictura poesis.

Si la ruine pingetienne manifeste un certain refus de la mémoire, menaçante pour le projet que cherche à mettre en œuvre le personnage, à savoir «l’invention d’un monde continuellement neuf où il puisse ne pas se souvenir»27, davantage que de la mémoire littéraire, ce refus concerne donc celle des événements avérés. Pas plus que ce qui a été, il n’est toutefois question de représenter ce qui pourrait être, ainsi qu’y invite le précepte aristotélicien, mais bien plutôt de prêter existence à ce qui ne saurait en avoir autrement que dans la fiction: «le monde d’Entre Fantoine et Agapa, ainsi que pourrait s’appeler le mien d’après le titre de mon premier livre, explique Pinget, est de par son essence un monde qui n’existe pas encore, que je n’ai jamais vu et que je ne verrai jamais»28. L’écho qui se forme entre cette déclaration, celle qui ouvre le livre de Lucien, et les vitupérations d’un Vitruve contre les grotesques données en exergue est remarquable: la nouveauté passe ici par l’exploration de l’invraisemblable.

En effet, il n’est pas de principe physique qui résiste à l’imagination déployée par le roman, les êtres et les choses se métamorphosant ou disparaissant sans crier gare, quand ils ne sont pas occupés à téléphoner depuis l’au-delà. De ce point de vue, la faune et la flore du Chanchèze ne sont pas moins dignes d’intérêt que son architecture, où se côtoient les papillons-singes, les oiseaux-tigres, les pavots-chiens et nombre d’autres créations incongrues. Cette liberté prise à l’endroit des lois de la nature, comme les espèces croisées qui peuplent Graal Flibuste, ne sont pas sans rappeler les peintures grotesques. Né à la fin du xve siècle de l’exhumation, dans les soubassements du palais de Néron, d’ornements jusqu’alors inconnus et datés du siècle d’Auguste, le grotesque, que la ménippée tardive cultivera volontiers, se caractérise par une fantaisie créatrice débridée: dans des compositions audacieuses qui défient les lois de la pesanteur comme celles de l’équilibre et représentent bien souvent des scènes à caractère sexuel29, se donnent à voir des monstres hybrides souvent cocasses, qui apparurent à d’aucuns comme autant d’insultes aux règles de la mesure et du bon goût. Or, si ces figures composites répugnent par leur caractère aberrant, elles fascinent en même temps par l’immense champ de possibilités qu’elles ouvrent à l’artiste, sous caution de la référence antique30. Il semble bien de fait que dans l’œuvre de Pinget, cette question de la possibilité se substitue dans un premier temps au moins à celle de la nouveauté à proprement parler, comme en témoigne l’obsession pour les possibles – ce «paradis des faibles»31 – qui habite tant le narrateur-personnage que l’auteur, le premier apparaissant d’ailleurs un alter ego du second puisqu’il écrit lui-même un livre et que ce livre n’est autre que celui que nous avons entre les mains. Tandis que le protagoniste en fait un sujet de prédilection de ses entretiens philosophiques avec son cocher, son créateur, dont l’œuvre elle-même hybride manifeste l’abandon à la tentation de tous les possibles poétiques et génériques, se montre en outre incapable de choisir parmi la pluralité des options narratives qui s’offrent à lui et qu’il tend à retenir toutes, pratiquant «une manière presque d’écriture automatique en pleine conscience, c'est-à-dire avec filtrage immédiat des possibles, de ce qui pourrait être développé, et dont [il s’]efforce de développer une minime partie malgré [s]on dégoût de tout développement, et du roman en particulier»32.

Dans la conception bakhtinienne du terme, le grotesque est le lieu du changement et de la métamorphose inachevée, par laquelle advient le renouveau33. À l’image de la mort grosse qui le caractérise, la ruine construite, parce qu’elle intrique l’effondrement et la création, engendre par l’attaque de la représentation mimétique une création émancipée des contraintes d’une littérature fondée sur des canons classiques. Cette pratique de la ruine comme invention trouve un écho dans Les Villes Invisibles de Calvino et un éclairage singulier dans cette réplique de Marco Polo à l’empereur Kublai Khan:

«Cependant qu’à ton signal, sire, la ville une et dernière dresse ses murs immaculés, moi je recueille les cendres des autres villes possibles qui disparaissent pour lui faire place et ne pourront plus jamais être reconstruites ni revenir dans les mémoires.»34

La ruine apparaît de la sorte un vestige du possible, ce qui reste quand le monde – ou sa représentation – ont eu lieu, ce qui a failli être, ce qui aurait pu être, autrement, et qui va pouvoir advenir pour peu que l’écrivain-démiurge le désire. Comme si les décombres calcinés pouvaient encore fournir la matière d’un crayon, la ruine acquiert une paradoxale puissance créatrice, et ouvre à la possibilité de l’écriture.

*

Chez Pinget, le verbe ruiner prend donc une nouvelle acception, outre celle qu’on lui connaît: «mettre en ruines» ne signifie plus seulement détruire, mais encore construire, dans un mouvement ambivalent où l’une et l’autre action apparaissent inextricablement liées, la création réclamant la ruine de la traditionnelle conception mimétique de la représentation comme des modèles qui la véhiculent. Si, avec ses monuments littéraires de pacotille et ses ruines flambant neuves, Pinget conduit à l’évidence une réflexion sur l’ancien et le nouveau, il apparaît que c’est en fait la dichotomie du possible et de l’impossible qui est en jeu, tant au plan de l’histoire littéraire et de l’écriture que pour ce qui concerne celui de la représentation et des procédés fictionnels. Ne serait-ce que parce que l’écriture est elle-même trace, il fallait bien à l’auteur qui refuse de faire concurrence à l’état civil comme de reproduire des formes obsolètes une réserve pour écrire: la ruine factice la lui fournit. Tandis que le monument pastiche le libère de certaines influences, le vestige postiche, en tant qu’il constitue le reste d’une histoire qui n’a pas eu lieu mais à laquelle il prête une forme d’existence par ce tour de passe-passe, forge quant à lui ce passé dans lequel l’écrivain va pouvoir puiser.

L’écriture qui se refuse à médiatiser quelque réalité que ce soit doit substituer à cette réalité préalable une autre écriture, celle des autres, celle de l’écrivain lui-même, occupé à ressasser sa propre matière, ultimement celle des possibles non advenus. Parce qu’il incarne ce paradoxe, le vestige postiche – trace de ce qui n’a pas existé et revendique sa premièreté – apparaît ainsi le paradigme de cette écriture pingétienne au fusain, et peut-être plus largement du Nouveau Roman tel que Robbe-Grillet l’a théorisé. Mais plutôt que de trahir l’esprit ménippéen de Graal Flibuste comme des Pseudo-principes d’esthétique en terminant sur une telle assertion, laissons le dernier mot à nos deux philosophes:

«Nous vivons, mon cher, une époque où le respect des formes n’est pas pour étouffer les gens. Ceux d’ailleurs qui se piquent d’innover…

Comme vous dites.»35

 

(Juillet 2006)

 

Notes

1 Marc Vitruve Pollion, De l’Architecture / trad. nouvelle par M. Ch.-L. Maufras, livre VII, chap. V, «De la manière de peindre les murailles», C. L. F. Panckoucke, 1847 (environ - 27 av. J.C.).

2 Robert Pinget, Graal Flibuste, version intégrale, Paris: Éditions de Minuit, 1966 (1956). L’ouvrage sera désormais désigné G.F.

3 Alain Robbe-Grillet, «Un roman qui s’invente lui-même» (1954), in Pour un nouveau roman, Gallimard Nrf, coll. « Idées», 1963, p. 139.

4 G.F., p. 81.

5 Robert Pinget, «Pseudo-principes d’esthétique» in Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon [Dir], Nouveau Roman: hier, aujourd’hui, Paris: U.G.E., «10/18 », t. 2, 1972. Sera désormais désigné P.P.E.

6 G.F., respectivement p. 12 et p. 234.

7 P.P.E., p. 316.

8 Ibid., pp. 321-322

9 Ibid., p. 319.

10 Voir G.F., pp. 30-31.

11 G.F., p. 231.

12 Ibid.

13 Selon l’interprétation «géniale» du cocher Brindon, voir le dialogue de l’avant-dernier chapitre.

14 Dans un entretien avec Jean Roudaut, Pinget a ainsi pu affirmer avoir «écrit autrefois Graal Flibuste en langage précieux pour [s]’en débarrasser une fois pour toutes», Entretien daté de 1986 in J. Roudaut, Robert Pinget. Le Vieil homme et l’enfant, Carouge-Genève: Zoé, 2001. Pour une étude plus approfondie de ces questions, comme de la dimension intertextuelle du roman, voir Audrey Camus, «‹ Prak engendra Flop ›, Graal Flibuste ou la répétition subvertie», in Yen Mai Tran-Gervat [dir], Études littéraires, «Le Comique de répétition », Québec: Presses de l’Université Laval, février 2007.

15 G.F., p. 234.

16 Voir William Hogarth, False Perspective, gravure sur cuivre, 1754 et Maurits Cornelis Escher, Montée et descente, lithographie, 1960, à titre d’exemple.

17 G.F., p. 236.

18 La présente analyse trouvera des développements puisqu’elle constitue l’amorce d’un travail sur les formes modernes et contemporaines de la ménippée.

19 Voir M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski / trad. du russe par I. Kolitcheff, Paris: Seuil, coll. «Pierres Vives» 1970 (édition originale en 1929), pp. 159-165.

20 Voir Joel C. Relihan, Ancient Menippean Satire, Baltimore & London: The John Hopkins University Press, 1993, chapitre deux.

21 G.F., pp. 80-81.

22 A. Robbe-Grillet, «Temps et description dans le récit aujourd’hui» (1963), in Pour un nouveau roman, op. cit., p. 168.

23 P.P.E., pp. 319.

24 voir P.P.E., p. 317.

25 Voir «Dame Nature», G.F., pp. 90-93.

26 «Je vais donc dire des choses que je n’ai jamais ni vues ni ouïes et qui plus est, ne sont point et ne peuvent être ; c’est pourquoi qu’on se garde bien de les croire.» Lucien de Samosate, Histoire véritable / traduit du grec ancien et annoté par Perrot d’Ablancourt, in Voyages aux pays de nulle part, anthologie, édition établie et présentée par F. Lacassin, Paris: Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1990 (vers 200 ap. J.C.).

27 P.P.E., pp. 319-320, souligné par l’auteur.

28 Ibidem.

29 Nous renvoyons sur ce point à l’étude de Philippe Morel et en particulier à son chapitre sur «les figures du paradoxe». Ph. Morel, Les Grotesques. Les Figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Paris: Flammarion, coll. «Champs», 2001 (1997).

30 Pour une étude de la réception des grotesques à la Renaissance, comme de la lente extension du terme, voir Elisheva Rosen, Sur le Grotesque. L’ancien et le nouveau dans la réflexion esthétique, Saint-Denis: Presses Universitaires de Vincennes, coll. «L’Imaginaire du texte», 1991.

31 G.F., p. 155.

32 P.P.E., p. 315.

33 Voir Mikhaïl Bakhtine, «L’image grotesque du corps chez Rabelais et ses sources» in L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance / traduit du russe par Andrée Robel, Paris: Gallimard, coll. «Tel», 1988 (1970, version originale parue en 1965).

34 Italo Calvino, Les Villes invisibles / trad. de l’italien par J. Thibaudeau, Paris: Seuil, coll. «Points», 1996 (1972), p. 74.

35 G.F., pp. 218-219.